• Cortège de tête ou défilé de teub ?

    Photo Flickr / Valk

    Les slogans de manifs ont parfois du mal à dépasser le stade anal et le haut de la ceinture. Malheureusement, le sexisme s’y invite aussi. À ce sujet, j’ai questionné une bande de Riot Grrrl, engagées et « déter » comme on dit dans le cortège de tête, fortes d’une bonne expérience des occup’ de facs et des gardes à vue, afin de faire le point sur la place du féminisme dans les luttes. Un soir, porte des Lilas, à Paris, elles sont cinq étudiantes à avoir répondu à ma requête, Rosa (1), 20 ans, en études théâtrales, Olympe (1), 20 ans, en lettres modernes, Louise (1), 21 ans, Marie (1), 20 ans, et Angela (1), 21 ans, toutes trois en médiation culturelle.

    Comme je leur proposais d’aborder le sexisme en milieu militant, souvent bien planqué sous le vernis de l’engagement, Louise, en blouson Harrington et Doc Martens, qui a fréquenté le milieu libertaire antifa, lance le premier pavé à la terrasse du café où nous sommes installé·es : « C’est pas facile d’être une gonzesse dans le cortège de tête. Les mecs te protègent contre ton gré parce qu’ils estiment que tu risques plus ta vie qu’eux. Les groupes affinitaires, c’est le rendez-vous des gros bras très mascus. Il y a peu de nanas et les minorités de genre ne sont quasiment pas représentées. » Louise dit être entrée dans le collectif en tant que « meuf de » et qu’elle est restée la « meuf de » jusqu’au bout de son aventure. Elle se souvient qu’un mec accusé de viol n’avait pas été exclu par le collectif, celui-ci arguant que « le groupe n’avait pas à se suppléer à la justice et aux keufs ». La solidarité de couilles prendrait donc le pas sur l’égalité des droits chez certains antifas. Olympe souffle : « Ces vieux schémas sexistes perdurent, car les anciens forment les jeunes qui veulent en découdre. On reste entre mecs cis qui privilégient l’action musclée et font les candides quand tu pointes leur sexisme. »

    Louise s’est vite rendu compte que même ceux qui se disent alliés n’assurent pas le minimum syndical. Elle s’explique : « Dans les bastons, les mecs ont le syndrome du white knight, le cavalier blanc qui vient à notre secours, même quand on n’en a pas besoin. Et ils n’ont toujours pas capté que “pédé” n’était pas une insulte. »

    Au niveau des intentions féministes, les mecs se sont un peu trop reposés sur les lauriers de leur Fred Perry. C’est plus facile de tagguer de grandes idées que de les appliquer.

    Pour les occup’ de facs, Rosa explique qu’elles avaient posé des règles en AG, dès le début. La principale stipulait une éviction en cas de propos discriminatoires. Angela précise que c’était important de « créer un espace qui soit le plus safe possible, où les filles et les minorités de genre puissent prendre la parole sans être emmerdées. » Mais Olympe tempère : « Pendant l’occupation, beaucoup d’agresseurs (militants et soutiens ponctuels) ont été outés. C’était surprenant pour ce milieu. »

    Sur la base du volontariat, la « team sécu » était composée d’une majorité de filles. Angela tient à souligner que les mecs cis partants étaient de bons alliés. Du moins sur le papier, car en vivant en communauté, la promiscuité, lutte commune ou pas, génère des tensions. Olympe explique, l’air lassé, que des mecs grattaient des câlins sur ses seins généreux, tentaient des rapprochements jusqu’aux dortoirs non mixtes, les collaient malgré leur refus. Louise rebondit : « Dès le premier soir, on a viré un mec qui a dit “Suce ma bite” à une fille. Il disait qu’il voulait nous enculer et des tas d’autres saloperies. Pour éviter son éviction, il ne s’adressait qu’aux mecs de la sécu. On était transparentes. »

    Angela, très remontée, continue : « À Paris 8, un groupe de mecs refusait que la sécu soit prise en charge par des meufs. Ils nous traitaient de salopes… Pour qu’ils daignent nous écouter, il fallait être maternaliste avec eux. Le comble ! » Louise se rappelle qu’elle s’est sentie extrêmement décrédibilisée, au point de pleurer, planquée dans une salle. Toute la journée, chaque fois qu’elle tentait de gérer un problème, les gens réclamaient le seul mec de la sécu, alors qu’elle portait ostensiblement le brassard idoine. Drôle de paradoxe quand on constate que certains de ces jeunes fustigent les services d’ordre de syndicats en manif, les accusant de jouer les gros bras.

    Lors des réunions, Louise a regretté des divisions au sein même de la consœurie des femmes. « Il y a eu une AG non mixte TERF [Trans-exclusionary radical feminist, ndlr], organisée par une asso de femmes cis qui rejetaient les minorités de genre. Pour l’une d’elles, les femmes trans étaient des mecs déguisés qui profitaient des toilettes pour violer les meufs ! Leur position n’était pas acceptable. »

    Face aux minorités de genre, les mecs cis pensent que l’ensemble des termes LGBT+ divisent plus qu’ils ne réunissent. « La notion d’invisibilité des minorités, ils s’en battent les couilles… Quand on évoquait la pansexualité ou les gender fluides, ils pensaient scission ! » s’irrite Olympe. Elle est persuadée que les filles militantes sont plus au fait des combats égalitaires que les mecs, qui ne comprennent pas l’utilité des AG non mixtes. Le jour où elles ont organisé une réunion pour leur en expliquer l’intérêt, ils étaient à peine une dizaine. Les autres avaient piscine, bon argument pour tester l’étanchéité de leurs lunettes de plongée avant les manifs ! Louise résume : « Le problème de la non-mixité, c’est que tu dois constamment la justifier auprès des mecs qui se sentent exclus, blessés dans leur petit ego. »

    Lors d’une réunion sur le féminisme, les filles ont dû répondre à des interrogations sur une éventuelle oppression inversée où les hommes seraient soumis à leur autorité. Après deux heures de réunion sur le sujet, elles ont dû réexpliquer que le sexisme anti-homme n’existait pas dans un système patriarcal. Rosa, très remontée, se souvient : « On l’avait organisée pour un mec de syndicat qui s’accaparait les temps de parole. Il nous a reproché d’être paternalistes et de ne pas porter la bonne parole du féminisme. Du pur mansplaining ! »

    Justement, cette manie qu’ont les hommes d’expliquer aux femmes ce qu’elles savent déjà était omniprésente sur les temps de lutte et d’occupation. En 1968, les femmes s’en plaignaient déjà. Quelles que soient les époques, les pavés volent, mais les mecs, eux, ont du mal à prendre de la hauteur. « On t’explique comment aller en manif, comment tracter devant les lycées, comment te tenir en tête de cortège et réagir en cas de charge. Le pire, c’est que c’est fait par certains types qui paniquent aux premiers gaz lacrymos ! » se moque Louise. Rosa se souvient que, dans beaucoup de réunions, les mecs cis ont mobilisé la parole sans soupçonner la dimension oppressante de leur attitude. « Ils cherchaient à nuancer nos propos parce que les féministes énervées, ils trouvaient ça chiant ! J’ai gagné deux étiquettes dans la lutte : féminazie et pute à chien », déclare Louise en allumant une clope roulée.

    Et puis, dans la sensibilisation au féminisme, il y a forcément le sujet du viol et des agressions sexuelles qui s’invite dans les débats. « Les mecs cis qui t’expliquent que le consentement peut être flou dans la tête des femmes, c’est hyper présent », reprend Angela. Elles relatent avoir viré un mec par soir, même si dans les milieux libertaires, ce genre de décisions n’est pas trop accepté. Angela est ferme : « Libertaire ne veut pas dire que tout est permis ! Un mec m’a assuré que marxisme et féminisme n’allaient pas ensemble, que la culture du viol n’existait pas. Pour un autre, le viol était subjectif. Le pire, c’est qu’il faisait psycho. »

    Dans les luttes, les mecs dénient leurs attitudes et leurs propos sexistes, se drapant dans leurs capes de militants. À entendre ces jeunes femmes, l’émergence de la lutte communautaire s’inscrit comme une évidence. Celles·ceux qui rejoignent le Pink Bloc ou le Witch Bloc s’y sentent probablement plus en sécurité, protégé·es non pas des CRS mais bien de leurs propres « allié·es » de lutte. Prises entre la matraque et la teub, les femmes et les minorités de genre ont intérêt à rester bien déterminées et soudées.

    Dr kpote

     

    (kpote@causette.fr et sur facebook)

     

    1. Les prénoms ont été échangés avec ceux de militantes féministes célèbres.


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  • C'est une bien belle semaine qui m'attend !

    Le jeudi 21, je parlerai de "Génération Q" (Ed. la ville brûle) dans le Magazine de la Santé sur France 5 en début d'après-midi, et le mercredi 20 à 18H20 sur France Culture dans "Du grain à moudre".
    Le 22/06, je serai à la confédération du Planning, au centre de documentation, Paris 11e à partir de 18h30.

    Belle semaine


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  • Le cul entre deux chaises

     

    Notre monde marche sur la tête, ou plutôt sur les têtes. Prioritairement celles qui sortent du rang. Et c’est bien de ces ciboulots, écrasés à coups de rangers, que l’Organisation mondiale de la santé et les politiques de santé nous demandent, fort hypocritement, de prendre soin. C’est empreint de cette considération que je me suis rendu, un matin, en Essonne pour intervenir sur la thématique de la santé mentale auprès d’un groupe de mineur·es migrant·es, composé d’ados sans papiers exposé·es à la solitude des hôtels sociaux, survivant·es d’odyssées transcontinentales, violenté·es par des passeurs et des flics de toutes nationalités. Pas besoin d’avoir fait l’ENA pour imaginer que leur bien-être dépend uniquement de l’obtention d’un sésame administratif plus qu’utopique par les temps qui courent. Alors, pour faire le job, on se motive en se disant que ce moment de partage leur changera un peu les idées.

    Ce qui est toujours bluffant avec ce public, c’est qu’il a toujours soif d’apprendre et qu’il reste positif malgré un quotidien de galérien. Ces jeunes n’ont pas fait le voyage pour rien et ils·elles tiennent à nous le prouver. Ils·elles étaient donc une bonne quinzaine, onze mecs et quatre filles, sagement assis·es en U dans cette classe de primo-arrivant·es d’un lycée pro, attendant que je me présente.

    Je n’ai pas fait la chasse aux téléphones portables parce qu’ils sont essentiels pour leur survie, leur servant de traducteurs. Ils·elles s’en sont tenu·es à cette fonction, sans escapade sur Snapchat, ce qui, pour des ados, est suffisamment rare pour être signalé.

    J’avais décidé de tester un outil téléchargé sur le site du Mouvement Santé mentale Québec, adapté aux petits groupes. Au lieu de jouer les frais chier (expression québécoise qui signifie « prétentieux ») en se gaussant de l’accent de nos cousins nord-américains, on ferait mieux de s’inspirer de leurs politiques de prévention très en avance sur les nôtres ! L’exercice explicité sur leur site s’intitule « la chaise musicale » et s’enorgueillit d’inviter les participant·es à faire « l’expérience du Plus Petit Pas Possible (PPPP) pour initier un changement dans leur vie ». Pour ces jeunes qui ont enjambé la Méditerranée, l’invitation au petit pas les a fait un peu ricaner.

    Dans le déroulé de l’animation, je devais les inviter à changer de place de façon impromptue. Une fois réinstallé·es, il convenait de les questionner sur leur ressenti face à ce changement et leur permettre d’identifier leur niveau d’inconfort ou de confort. Cette consigne, quoiqu’un rien simpliste, peut s’avérer déstabilisante puisqu’elle touche à notre sentiment de sécurité (je suis assis·e à côté d’une personne que je connais), à nos choix (j’ai choisi ma place), à notre confort (même après m’être assis·e sur une chaise depuis peu, j’y suis confortable).

    Après les avoir laissé·es prendre leurs marques en dissertant ensemble sur ­l’actualité du lycée et leurs désirs d’avenir, je leur ai donc demandé soudainement de changer de place, comme on le fait dans un mariage, en stoppant net la musique. Ils·elles ont suivi mon injonction sans râler et sans se bousculer. Comme je les questionnais sur leur ressenti au moment où j’avais imposé ce changement spatial, un bon nombre avait obéi instinctivement, craignant un acte répressif. Une jeune fille afghane a cherché sur Google Traduction les mots exacts pour exprimer sa pensée : « Je l’ai fait, car ça m’a donné “bonne conscience” », a-t-elle lu à voix haute. Montrer qu’on est motivé pour tout, qu’on n’a rien à se reprocher, qu’on est un bon élément, c’est aussi leur méthode Coué pour se persuader que ce pays va finir par les régulariser.

    Un garçon qui s’était assis à une place déjà chauffée par un autre auparavant a évoqué, avec ses mots, la sensation étrange de rentrer dans l’intimité corporelle de l’autre. Comme il évoquait sa gêne face aux effluves laissés par son prédécesseur, je leur ai rapporté le discours inique de Chirac, prononcé en 1991, sur ces fameux étrangers qui, forts de « 50 000 francs de prestations sociales » fantasmés, étaient qualifiés de bruyants et de malodorants *. « Seuls les fantômes ne font pas de bruit et n’ont pas d’odeur… », a soufflé l’un des jeunes, déstabilisé par le fait qu’un président du pays des droits de l’homme ait pu, un jour, parler d’eux ainsi. En même temps, quand on passe trop de temps au cul des vaches, on doit probablement perdre un peu de nez.

    Pour ne pas rester sur une note négative, je leur ai demandé de convoquer des souvenirs olfactifs plus positifs. Immédiatement, ils·elles ont évoqué les odeurs d’une culture qui ne s’était pas exportée avec eux. On a causé nourriture, environnement, mais aussi de ces maisons de famille dont on parle au passé, les yeux légèrement embués. Pas besoin de bagages pour porter sa vie avec soi. Mais je ne voulais pas trop verser dans l’émotion à leur égard, car j’aurais pu être accusé de délit de solidarité.

    Deux autres garçons ont signifié que ma proposition leur avait permis de faire un peu d’exercice physique en traversant la salle. Mais derrière ce besoin de bouger, éprouvé au bout de trois quarts d’heure de station assise, on a lu la difficulté de rester en place rencontrée par certain·es. Comment arriver à se poser quand, ­pendant des mois, la position ­statique a rimé avec risques ? Tous et toutes ont partagé ces moments de peur et de tension qui les imprégneront à jamais.

    Au fil de ce travail sur les émotions, une sensation de grande solitude a émergé du groupe. Centré·es sur leurs vécus personnels, ils·elles ont vite capté les liens entre santé mentale, physique et sociale. « Quand tu n’as pas une bonne santé mentale, tu manges pas, tu dors pas, tu laisses tout tomber et tu t’enfermes. Donc ta santé sociale en prend un coup aussi », a parfaitement résumé un jeune. Beaucoup ont exprimé qu’ils·elles gardaient le moral parce qu’« il le fallait bien », mais en creusant un peu, tous et toutes s’estimaient déprimé·es, pointant le manque d’interlocuteurs ou d’interlocutrices de confiance pour s’alléger du fardeau d’une existence lestée par l’exil forcé. La famille leur manquait beaucoup.

    « Les parents, c’est ce qu’il y a de mieux ! » m’ont-ils·elles dit.

    « Ça dépend, il y a des gens qui torturent ou vendent leurs enfants, a signifié un garçon sans développer.

    Monsieur, pour les musulmans, la famille, c’est sacré ! On aurait dû rester.

    N’importe quoi, a repris un autre. La religion te permet de te déplacer, mais pas de critiquer !

    Oui, tu as le droit de t’éloigner, mais tu dois toujours prendre des nouvelles. On doit rester en connexion », a certifié une jeune fille grâce à Google traduction.

    Son voisin a précisé : « Monsieur, c’est la connexion de l’utérus. » Forcément, sa phrase a fait résonance avec l’actualité et ces femmes enceintes arrêtées ou ­poursuivies jusque sur nos cols enneigés.

    L’exercice devait se terminer sur cette question : quel changement voulez-vous opérer dans votre vie et quel PPPP (Plus Petit Pas Possible) pouvez-vous faire dès aujourd’hui pour vous rapprocher de votre but ? Le petit pas, ils·elles l’attendaient de la Préfecture, en vain. C’est quand même paradoxal qu’un pays officiellement « en marche » les oblige à tourner inlassablement en rond. Il y a de quoi douter de la santé mentale de notre gouvernement.

    DR KPOTE

    * Discours de Jacques Chirac prononcé le 19 juin 1991 devant des militants RPR à Orléans dans lequel le leader de la droite évoquait « le bruit et l’odeur » d’une famille d’immigrés qui gagne « 50 000 francs de prestations sociales sans naturellement travailler ».


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    Le 8 mars, oublie tes droits et touche-toi !

     

    Photo: ©JeongMee Yoon

     

    Je ne sais pas si le 8 mars 2018 restera dans l’histoire de la lutte pour les droits des femmes comme celui de l’adpology – comprendre « excuses sous forme de réclame » –, mais une mini branlette intellectuelle a secoué la pulpe du monde de la pub ! En effet, après plus d’un siècle de messages hyper stéréotypés et sexistes, un collectif de pubeux anglais s’est fendu d’un film d’excuses * à ce sujet. Ces chasseurs insatiables de paradis en bikini et de bourrelets disgracieux nous ont délivré des messages du type : « Désolé d’utiliser des femmes qui portent du 40 dans des pubs pour des vêtements de grandes tailles », « Toutes nos excuses aux femmes de plus de 50 ans qui sont jouées par des femmes de 35 » et, comme bouquet final, un « Désolé que la plupart d’entre vous n’aient jamais vu quelqu’un qui lui ressemble dans une pub », qui a définitivement scellé notre condition de parias de la beauté… Cette petite session de surf sur la vague égalitaire bien ciblée par vos médias-planneurs est encourageante, mais pour être franc, je vous ai trouvé, messieurs les Anglais, un rien timorés au regard du flux de conneries que vous éditez.

    Pour aborder la notion de santé mentale avec les jeunes, je me suis dit que cet acte de contrition pouvait parfaitement illustrer la manipulation commerciale à laquelle nous sommes sans cesse soumis. Du coup, je l’ai diffusé dans une classe à majorité féminine. Eh bien, sachez que les filles n’ont pas entonné l’hymne du MLF en criant victoire. Elles se sont montrées sceptiques, témoignant n’avoir plus aucune illusion sur une société qui fait de l’objectivation de leur corps une monnaie courante. L’une d’elles a même rajouté, fort à propos : « Monsieur, c’est un peu comme le Jour de l’an, on vous souhaite plein de belles choses. On vous embrasse et puis, le lendemain, tout est oublié et c’est la même merde qu’avant. » Mais notre voisine Albion n’est pas la seule à faire dans la perfidie, car chez nous aussi, le 8 mars demeure une grande journée de promo bien sexiste pour les femmes, qui ont pu boire des coups gratuits en boîtes de nuit, gratter des places à 5 euros pour assister au match Stade français-Castres (un acte manqué, cette histoire de Castrais ?), ou quitter leur cuisine pour des heures de shopping à taux réduit ! J’ai même reçu un mail avec de belles promos sur les vibros. Autrement dit, le 8 mars, oublie tes droits et touche-toi !

    Sur le terrain, cette journée de lutte reste une bonne entrée en matière pour parler de relation à l’autre, de vie affective et de sexualité. Dans un lycée du Val-d’Oise, j’ai débuté par un enjoué : « Nous sommes le 8 mars. Savez-vous à quoi correspond cette date ? »

    – La Journée des femmes, ont hurlé, d’une seule femme, les filles. Bingo pour le raccourci. Merci qui ?

    – Et ça veut dire quoi, concrètement ? Qu’il faut être sympa avec vous ?

    – Non, monsieur, c’est une journée où on dénonce ce que subissent les femmes. Viols, harcèlement…, a réajusté presque miraculeusement l’une d’elles.

    – C’est aussi la commémoration du droit de vote, a surenchéri une autre.

    – Donc, ce n’est pas la Journée des femmes, mais bien la Journée des droits des femmes ! » ai-je conclu l’échange.

    Comme je les questionnais sur l’existence d’une possible égalité entre les genres, une jeune fille, cachée derrière de longues extensions rouges, a martelé plusieurs fois : « Ça n’existe pas l’égalité, ça n’existe pas. » Au bout de sa litanie, elle a repris : « Les salaires, par exemple, j’ai lu que c’était grave inégal. Et ne parlons pas des élections ! »

    Un garçon a sauté sur l’occasion pour équilibrer la balance : « Regarde les dernières élections aux États-Unis et en France, il y avait une femme et un homme à chaque fois.

    – Oui, mais c’est les mecs qui ont gagné.

    – Ben heureusement, tu voulais Marine Le Pen, toi ?! »

    Un garçon a immédiatement rectifié que Marine Le Pen n’était pas une femme, mais un « bonhomme », ce fameux pendant du garçon manqué du siècle dernier. Malgré mon aversion pour son idéologie, je me devais de rendre sa schneck à Marine. J’ai donc bien différencié « avoir une attitude de bonhomme » avec sa kyrielle de postures empruntées aux normes masculines et « être un vrai bonhomme » au sens génital du terme. Je leur ai signifié que, pour avancer sur les routes escarpées de l’égalité, il convenait de s’affranchir de ces fameuses normes de société qui créent de la différenciation entre filles et garçons dès leur cinquième mois de vie dans l’utérus.

    J’ai projeté une échographie en expliquant que, dès l’assignation du sexe génital de l’enfant à venir, les attentes normatives de la famille repeignaient sa chambre, revisitaient sa garde-robe et lui traçaient un avenir binaire, pénien ou clitoridien. Autrement dit, dès que le praticien sort sa caméra, tout le monde y va de sa projection.

    Ces attentes normatives sont parfaitement repérées par les jeunes, parce qu’elles perdurent bien au-delà de leur naissance. Le monde n’a de cesse d’inviter à la déconstruction, mais pas question de tout chambouler à la maison. Avec la classe, on s’est amusé à taper dans Google Images : « chambre bébés filles ». Forcément, on s’est pris un gros flash rose dans la tête. J’ai demandé aux jeunes de m’énumérer tout ce que les parents étaient en droit d’attendre d’une fille. « Une meuf doit être belle, bien habillée, bien coiffée, gentille, souriante, agréable… » m’ont-ils listé. Jusque-là, rien de nouveau sous le soleil des stéréotypes. Puis une fille a balancé qu’elle faisait de la mécanique automobile avec son père, qu’elle savait changer un pneu. Ça sortait de l’ordinaire et elle en était fière. Comme on lui demandait si ses frères faisaient la vaisselle pendant ce temps, elle a répondu qu’elle n’en avait pas. Soit elle avait un père hors norme, soit elle palliait l’absence de fils dans la famille.

    « Une fille, faut la sécuriser jusqu’au mariage. On fait moins attention aux mecs. À partir de 12 ans, ils sont en mode débrouille. C’est plus facile d’être autonome pour un garçon », nous a assuré un jeune, adoubé par ses pairs.

    En effet, dans la segmentation genrée, les parents ont tendance à exposer les garçons pour tester leur virilité et à surprotéger les filles, engendrant une socialisation autour du « soin/prendre soin » pour les filles et autour de la prise de risques pour les garçons. Comme le groupe trouvait les mâles mieux lotis, j’ai quand même pointé que, à l’adolescence, l’invitation, voire la prescription à se mettre en danger faite aux garçons, accouchait de son lot de dommages collatéraux : accidents, morts prématurées, défonce, déscolarisation, incarcérations. Non seulement les normes nous cloisonnent, mais elles réduisent aussi considérablement notre champ des possibles. Choisir un 8 mars, mois du dieu de la guerre, pour pacifier un peu la « guerre des genres », j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Mais attention à ne pas trop s’enflammer, car, comme dit le dicton, « février et mars trop chauds mettent le printemps au tombeau ».

    DR KPOTE

     

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  • [Auto-promo]

    Chroniques de la Génération Q

    Le 3 mai prochain, en librairies, sort le recueil d'une quarantaine de mes chroniques édité par la ville brûle, qui sera du plus bel effet au cœur de votre bibliothèque, rangé entre "ma vie, mon œuvre" de Bernard Henry Libye et les mémoires de Paul Bismuth

    Ces chroniques reflètent les séances de prévention effectuées auprès de milliers d’adolescent.es francilien.nes, en lycée et en CFA. Il ne s’agit pas ici de délivrer de grandes leçons sur « les ados » et « la sexualité», deux concept qui n’existent pas : à chacun.e son adolescence, à chacun.e sa sexualité ! Ce qui se dit au cours de ces séances dépendant du groupe, de son environnement, de son humeur (et de la mienne), du jour et de l’heure de la rencontre, de l’actualité ou du temps qu’il fait, ce recueil de tranches de vie (parfois servies saignantes !) n’a d’autre prétention que d’être une collection d’instantanés.
    L’expérience amène finalement plus de doutes que de réponses, et les questions restent légion : encourager les ados à se questionner sur leurs idées reçues et les accompagner dans la déconstruction de celles-ci m’a amené à interroger mes propres représentations. Au-delà de la parole des jeunes, cette compilation de chroniques est donc aussi le reflet de mes questionnements et de mon évolution au fil de ce travail accompli avec eux. Religion, territoires, éducation, dynamique de classes, regards genrés, stéréotypes et bien sûr l’actualité, s’invitent tour à tour dans les débats.

    Ce qui me fait dire que la sexualité, ce n’est certainement pas que du cul.


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