• SIDAMNÉSIE GENRÉE

    SIDAMNÉSIE GENRÉE

    © Jean-Marc ARMANI/PINK/saif images

    Pour celles et ceux qui, comme moi, ont milité contre le sida dans les années 1980-1990, l’exposition VIH/sida, l’épidémie n’est pas finie ! au Mucem, à Marseille, était attendue au tournant. L’entrée au musée d’une lutte pouvant l’inscrire définitivement dans le passé, les commissaires ont balayé ce risque par le choix du titre, qui prend toute sa valeur au regard de l’objectif « Zéro nouvelle contamination pour 2030 ». En tout cas, voir l’histoire du combat contre le VIH exposée aux regards des nouvelles générations, immortalisée sur les murs d’un haut lieu de la culture, prouve bien que ce virus a eu une incidence sociale et politique majeure dans nos vies.  
    Sur place, j’ai passé beaucoup de temps devant les premiers écrans diffusant pêle-mêle la panique morale suintant des discours des politiques ou des présentateur·rices des JT de l’époque, les images de l’énorme die in 1 rue de Rennes pour la Journée mondiale de lutte contre le sida du 1er décembre 1994, la colère de Cleews Vellay, président emblématique d’Act Up, interpellant le directeur général de la Santé… Forcément, le cœur s’est mis à battre au-delà de 120 battements par minute, au fur et à mesure que je traversais les salles et les années. Le passage par la pièce consacrée au patchwork des noms, mémorial ­composé de carrés de textiles commémorant les mort·es du sida, a eu raison de mes dernières résistances. La mélancolie s’est installée au rythme des prénoms des disparu·es énumérés par les haut-parleurs. Au pays de Plus belle la vie, j’étais en droit d’attendre qu’on fasse la fête au i = i (indétectable = intransmissible) qui aurait pu clore la visite, formule magique introduisant un avenir plus POSITIF, nous permettant de renouer avec le sens premier de ce mot qui fut longtemps synonyme de la pire des condamnations. Mais ce n’est pas l’option qui a été choisie. Les visages émaciés, les regards remplis de douleur, les fins de vie affichées m’ont renvoyé aux années noires de la pandémie. Si le corps est politique, jamais une lutte ne l’a autant exhibé en chair ou en cendres pour revendiquer et dénoncer.
    Et les femmes dans tout ça ? Dans le remarquable catalogue de l’exposition coédité avec Anamosa, il y a un texte de Catherine Kapusta-Palmer, ancienne Act-upienne, qui pointe la place particulière de celles-ci dans l’épidémie, souvent oubliées ou reléguées aux seconds rôles, sous-représentées dans les essais cliniques, alors qu’elles constituent, aujourd’hui, près d’un tiers des nouvelles contaminations. Ces femmes, à Sol En Si (Solidarité Enfants Sida), nous les avons accompagnées dans leur parcours de soins et d’insertion. Or, dans l’exposition, seule la présence d’un disque d’or accompagné d’un court texte évoquant les artistes engagé·es auprès de l’association témoigne de l’existence de notre travail. Forcément, j’ai trouvé cela très léger, au regard des 450 volontaires, des sept sites en Île-de-France, en Paca et en Guyane et des 1 200 familles suivies.
    Certes, dans le catalogue, il y a le témoignage d’un ancien objecteur de conscience de l’antenne marseillaise qui évoque le quotidien de deux enfants malades. Honnêtement, les enfants séropositif·ves ont souvent été mis·es en avant, jusque dans la raison sociale de l’association, pour récolter des dons. Nous taisions au grand public l’existence de leurs parents, principalement des femmes racisées, dont les parcours migratoires ne faisaient pas vraiment pleurer dans les chaumières. Dans l’urgence, on est parfois obligé de s’arranger avec la vérité. Ces femmes migrantes formaient pourtant près de 80 % de nos usager·ères, 90 % d’entre elles venant d’Afrique subsaharienne. La grande majorité éduquait seule ses enfants. Apprenant la séropositivité au moment des examens prénataux, le couple ne résistait pas à l’annonce de la contamination. Nombre de ces femmes, plombées par des types plus âgés, découvraient alors l’existence du fameux « deuxième bureau 2 » de leur mari/compagnon, si souvent peint et moqué dans les œuvres de l’artiste congolais Chéri Samba. Les groupes de parole ont probablement conforté le sentiment d’injustice qui m’anime encore aujourd’hui. À l’écoute de leur vécu, j’ai appris à détester le patriarcat.
    Ces femmes ne s’affichaient pas, refusaient de témoigner sur les plateaux télé, aux antipodes des gays qui les squattaient. Beaucoup d’entre elles craignaient d’être ostracisées au sein de leur communauté, d’être reconnues comme malades par la famille restée au pays ou d’être arrêtées en manif et expulsées dans le premier charter en partance.
    Dans les autres associations, les malades militaient. À Sol En Si, nous militions pour les malades. Nous étions leur voix, leur représentation sociale face aux administrations, et politique dans les manifs. L’invisibilisation de Sol En Si, donc de ces femmes, dans l’expo du Mucem m’a profondément impacté. La parole y est donnée aux grandes figures de la lutte contre le VIH, sauf à Myriam Mercy, cofondatrice de Sol En Si, qu’elle a dirigé pendant dix ans. Récemment, dans un tweet, Didier Lestrade, cofondateur d’Act Up-Paris, critiquait l’absence de Légion d’honneur pour les militant·es encore vivant·es. Il ne savait pas que Myriam l’avait obtenue le 1er décembre 2014. De retour de San Francisco, c’est elle qui a rapporté le counselling dans ses bagages, fin 1987, et qui l’a intégré aux formations d’Aides. Ayant été initiée au sein du Shanti Project, elle nous a transmis cette manière de partager la douleur par l’écoute active. Cette technique a permis à beaucoup de malades d’être accompagné·es avec empathie et à de nombreux·euses volontaires de s’inscrire efficacement dans la relation d’aide. Mais les mecs ont la mémoire courte dès qu’il s’agit d’idées novatrices insufflées par des femmes.
    Dans les années 1990, lors d’une réunion interassociative exclusivement masculine, les autres associations avaient refusé que Sol En Si ouvre la manif du 1er décembre, malgré la théma­tique « Femmes et enfants », sous le prétexte que ce n’était pas une priorité ! Au regard de cette soirée que je n’ai pas oubliée, le tee-shirt d’Act Up-Paris « Femmes oubliées, femmes assassinées » exposé au Mucem paraît bien désuet.
    Personne ne peut nier le lourd tribut payé par les gays dans cette épidémie, mais ce sexisme dit de priorité dans l’urgence se justifiait-il ? Et si Silence = mort, en éliminant Sol En Si de l’histoire, on a aussi effacé les vies fauchées d’Aminata, d’Aïssatou ou de Léonie. Alain Danand, président de Sol En Si, mort du sida en 1999 et Marseillais d’adoption, ne l’aurait pas accepté, j’en suis persuadé.


    1. Forme de manifestation dans laquelle les participant·es simulent la mort. 2. Surnom donné aux maîtresses officielles en Afrique subsaharienne.


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