• L’éternel contrôle des soeurs

    Créateur : ALAIN JOCARD Crédits : AFPDDM

     

    Avec le passage à tabac et le décès de Shemseddine à Vitry, les français·es « atterré·es » semblent découvrir, comme à chaque nouveau fait divers, que la violence n’existe pas que sur X mais aussi dans la vie, la vraie, à la sortie des collèges et lycées. Dans les rédactions, on ressort le dossier des crimes d’honneur dans les banlieues racisées, que ce grand baveux devant l’éternel qu’est Éric Dupond-Moretti, rebaptise les « crimes d’horreur », pour faire flipper la galerie. On n’est pas dupes, ça sent les élections. Evidemment, il n’y a aucun honneur à tabasser un mec à plusieurs. Ça tombe bien puisque les jeunes évoquent rarement ce terme qui appartient à d’autres temps ou contrées. En général, ils font plutôt référence à la réputation, voire la fierté mise à mal par des rumeurs qui circulent en 5G et des faits instrumentalisés sur les nouvelles places publiques, les réseaux sociaux.
    À priori, le jeune Shemseddine « parlait » - comprendre entretenait des échanges réguliers sur les réseaux - avec la soeur de deux des auteurs de l’homicide. D’après radio web, il semblerait même qu’ils échangeaient des discussions « autour de la sexualité »… ce qui en soit ne signifie rien de bien concret. On peut tout imaginer : de l’invitation décomplexée par la distance numérique à « ken ensemble », en passant par cette dinguerie de plug anal au concert de Kaaris ou un simple échange sur la dernière séance de prévention faite par un·e collègue dans leur lycée. Va savoir avec les « il parait » et « on m’a dit ». En tout cas, les oreilles des deux grands frères ont dû sévèrement siffler pour qu’ils se déplacent afin de recadrer ce Roméo, un peu trop audacieux d’après la rumeur populaire. On peut imaginer que sur Snap, ça a dû « grave parlé » et Shemseddine s’est retrouvé dans la sauce.
    En fait, ce drame met à jour ce que j’entends au quotidien dans mes séances sur la Vie Affective et Sexuelle : le contrôle du comportement des soeurs, donc des femmes dans la sphère public.
    Pour illustrer ce sujet, j’utilise souvent un extrait du film « Dans le noir, les hommes pleurent » de Sikou Nakiaté. On y entend le témoignage d’un jeune homme, qui a pris de la bouteille et un peu de recul, mais qui se souvient parfaitement des injonctions qu’on lui a transmises pour « gérer »  la part féminine de sa fratrie :  « Et ta soeur, elle sort pas. Ta soeur, elle a pas de copain. Et il y a pas moyen qu’on la croise en soirée ». Il ajoute plus personnellement : « Moi, à l’heure actuelle ça pourrait me faire chier de voir ma soeur avec un garçon. Je bosse dessus mais c’est quelque chose qui a été tellement fort en moi… Je ne peux pas le dissoudre aussi facilement mais malgré tout, j’ai assez de recul pour me dire que c’est une énorme connerie de penser comme ça ! »
    Et oui, faire évoluer nos représentations, ça prend des années. D’autant plus que la loi de 2001 sur les trois séances de prévention à la vie relationnelle par année scolaire, n’est pas appliquée.
    Je tiens à rappeler, au passage, qu'il n’y a pas que dans les quartiers populaires où les velléités de superviser les comportements des filles s’expriment. Le contrôle des soeurs n’a rien de communautaire, de banlieusard ou de religieux comme on essaye de nous le faire avaler. Il est systémique, commun à tous et pose les fondations d’un patriarcat qui embrasse et embrase toutes les classes sociales. Les textes religieux revus et visités par certains servent juste d’alibi à ceux qui souhaitent se dédouaner de leurs responsabilités. La différence entre un quartier pavillonnaire et un quartier populaire, c’est que dans « les cités", tout le monde se connait, grandit ensemble et garde un oeil sur la « bonne morale » de la famille d’à côté. Et forcément tout ce qui a un rapport de près ou de loin avec le sexe, le mélange des corps ou le simple fait d’exprimer un désir pour un ou une autre, ça fait jaser ! Exactement comme dans les villages d’antan. Il y a toujours un mec « bien attentionné » qui va cancaner sur une soeur du bâtiment d’à côté ou une meuf qui allume un contre-feu chez ses voisins pour pouvoir rouler des pelles, bien planquée derrière la fumée.
    Les soeurs, c’est le terrain idéal pour tester sa capacité à être un vrai mâle dominant. On peut s’y entrainer quotidiennement puisqu’elles sont là, à portée de mains et de sommations. En plus, pas mal de parents, en panique morale face au numérique, délèguent à leurs fils, majeurs et vaccinés, leur autorité en cautionnant de fait une hiérarchie familiale bien genrée.
    En réalité, les grands frères se foutent de leurs soeurs. C’est leur image et leur propre réputation qu’ils défendent. Le futur chef de famille doit prouver à la cantonade qu’il peut « tenir sa soeur » comme il devra, plus tard, « tenir sa femme ».  Autrement dit, gérer ses relations, son comportement, ses tenues, sa moralité à l’échelle locale. La grande majorité, en vieillissant, passent à autre chose. Malheureusement pour Shemseddine, ce n’était pas le cas de ses assassins.
    Dans les classes, dès le collège, les garçons mais aussi nombre de filles qui ont intégré ces codes masculinistes, tombent d’accord : les grands frères protégeraient ainsi leurs soeurs car ils seraient les seuls à posséder les clés du savoir relationnel. Grâce à leur propres expériences, ils savent de quoi sont capables les mecs vis à vis des filles !  
    « Ah bon, parce qu’ils sont eux-mêmes des agresseurs ou ils en protègent parmi leurs potes ? » je me risque parfois à leur demander.
    « Non, ils savent alors ils nous protègent. », répondent les filles qui souhaitent prouver leur loyauté à un système bien huilé.
    Contrôler devient ainsi, l’air de rien, un synonyme de protéger ! Une telle façon de penser, c’est du pain béni pour tous les dictateurs en herbe. D’ailleurs, je ne manque jamais de faire l’analogie avec les caméras de vidéosurveillance. Fût un temps, où, par leur intermédiaire, on nous surveillait. Et puis, miracle des éléments de langage bien maitrisés par les dominants, aujourd’hui, il est écrit noir sur blanc, qu'on nous vidéo-protège… Comme quoi entre le ministère de l’intérieur et les grands frères, il y a moyen de se comprendre.
    Les filles ont toujours porté sur leurs épaules le poids de la réputation familiale. Le malheur de certaines est que leurs grands frères n’ont pas grand chose à branler de leurs journées. Ils sont donc mentalement disponible pour jouer les gros bras et remettre les choses à l’endroit. Dans leur rôle de tuteurs moralisateurs, certains y retrouvent une dignité, une place dans la société. Mais derrière chaque drame contemporain, il convient de ne pas omettre le rôle majeur et la responsabilité des réseaux sociaux. Sur Snapchat, les « histoires » sont largement diffusées, instrumentalisées, exagérées, commentées. Alors, plus la sauce monte, plus les concernés sont invitées à passer à l’acte, pour laver l’affront. Ce ne sont pas à dix personnes mais à des milliers qu’ils doivent prouver qu’ils portent leurs couilles. Les soeurs peuvent aussi être invitées à participer à l'organisation du guet-apens. La légende urbaine parle de « donneuses de go », celles qui donnent le top départ pour lyncher la cible qu’elles auront savamment attirée. Elles restaurent ainsi leur crédibilité auprès du groupe et surtout s’achètent une nouvelle virginité. En collaborant, elles s’offrent une paix, parfois éphémère mais bien réelle.
    Dans les classes quand les garçons reprennent les classiques : « Respecte-toi, reste à ta place, fais pas trop la meuf… » Je me tourne souvent vers les filles et les provoque pour les faire réagir : « Il me semble que vous ayez un cerveau, de l’intelligence à revendre. Alors, vous seriez incapables de savoir ce qui est bon pour vous ? Vous auriez besoin qu’un mec, un frère, décide de vos actions ? » En général, elles opinent négativement du chef. Mais pas trop quand même, car les frères ont des antennes collabos un peu partout. Pour limiter le contrôle des soeurs, il faut impérativement leur redonner confiance, les inviter à se positionner, à faire preuve de plus de sororité. Et puis, il faut éduquer encore et toujours les mâles, les frères, les futurs pères pour en finir avec cette masculinité toxique qui tue. Hélas, la tendance politique est plus à augmenter le nombre de flics que celui d’éducateurices. Alors, on n’a pas fini d’en faire, des marches blanches dans des petits matins bien bruns.


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  • SIDAMNÉSIE GENRÉE

    © Jean-Marc ARMANI/PINK/saif images

    Pour celles et ceux qui, comme moi, ont milité contre le sida dans les années 1980-1990, l’exposition VIH/sida, l’épidémie n’est pas finie ! au Mucem, à Marseille, était attendue au tournant. L’entrée au musée d’une lutte pouvant l’inscrire définitivement dans le passé, les commissaires ont balayé ce risque par le choix du titre, qui prend toute sa valeur au regard de l’objectif « Zéro nouvelle contamination pour 2030 ». En tout cas, voir l’histoire du combat contre le VIH exposée aux regards des nouvelles générations, immortalisée sur les murs d’un haut lieu de la culture, prouve bien que ce virus a eu une incidence sociale et politique majeure dans nos vies.  
    Sur place, j’ai passé beaucoup de temps devant les premiers écrans diffusant pêle-mêle la panique morale suintant des discours des politiques ou des présentateur·rices des JT de l’époque, les images de l’énorme die in 1 rue de Rennes pour la Journée mondiale de lutte contre le sida du 1er décembre 1994, la colère de Cleews Vellay, président emblématique d’Act Up, interpellant le directeur général de la Santé… Forcément, le cœur s’est mis à battre au-delà de 120 battements par minute, au fur et à mesure que je traversais les salles et les années. Le passage par la pièce consacrée au patchwork des noms, mémorial ­composé de carrés de textiles commémorant les mort·es du sida, a eu raison de mes dernières résistances. La mélancolie s’est installée au rythme des prénoms des disparu·es énumérés par les haut-parleurs. Au pays de Plus belle la vie, j’étais en droit d’attendre qu’on fasse la fête au i = i (indétectable = intransmissible) qui aurait pu clore la visite, formule magique introduisant un avenir plus POSITIF, nous permettant de renouer avec le sens premier de ce mot qui fut longtemps synonyme de la pire des condamnations. Mais ce n’est pas l’option qui a été choisie. Les visages émaciés, les regards remplis de douleur, les fins de vie affichées m’ont renvoyé aux années noires de la pandémie. Si le corps est politique, jamais une lutte ne l’a autant exhibé en chair ou en cendres pour revendiquer et dénoncer.
    Et les femmes dans tout ça ? Dans le remarquable catalogue de l’exposition coédité avec Anamosa, il y a un texte de Catherine Kapusta-Palmer, ancienne Act-upienne, qui pointe la place particulière de celles-ci dans l’épidémie, souvent oubliées ou reléguées aux seconds rôles, sous-représentées dans les essais cliniques, alors qu’elles constituent, aujourd’hui, près d’un tiers des nouvelles contaminations. Ces femmes, à Sol En Si (Solidarité Enfants Sida), nous les avons accompagnées dans leur parcours de soins et d’insertion. Or, dans l’exposition, seule la présence d’un disque d’or accompagné d’un court texte évoquant les artistes engagé·es auprès de l’association témoigne de l’existence de notre travail. Forcément, j’ai trouvé cela très léger, au regard des 450 volontaires, des sept sites en Île-de-France, en Paca et en Guyane et des 1 200 familles suivies.
    Certes, dans le catalogue, il y a le témoignage d’un ancien objecteur de conscience de l’antenne marseillaise qui évoque le quotidien de deux enfants malades. Honnêtement, les enfants séropositif·ves ont souvent été mis·es en avant, jusque dans la raison sociale de l’association, pour récolter des dons. Nous taisions au grand public l’existence de leurs parents, principalement des femmes racisées, dont les parcours migratoires ne faisaient pas vraiment pleurer dans les chaumières. Dans l’urgence, on est parfois obligé de s’arranger avec la vérité. Ces femmes migrantes formaient pourtant près de 80 % de nos usager·ères, 90 % d’entre elles venant d’Afrique subsaharienne. La grande majorité éduquait seule ses enfants. Apprenant la séropositivité au moment des examens prénataux, le couple ne résistait pas à l’annonce de la contamination. Nombre de ces femmes, plombées par des types plus âgés, découvraient alors l’existence du fameux « deuxième bureau 2 » de leur mari/compagnon, si souvent peint et moqué dans les œuvres de l’artiste congolais Chéri Samba. Les groupes de parole ont probablement conforté le sentiment d’injustice qui m’anime encore aujourd’hui. À l’écoute de leur vécu, j’ai appris à détester le patriarcat.
    Ces femmes ne s’affichaient pas, refusaient de témoigner sur les plateaux télé, aux antipodes des gays qui les squattaient. Beaucoup d’entre elles craignaient d’être ostracisées au sein de leur communauté, d’être reconnues comme malades par la famille restée au pays ou d’être arrêtées en manif et expulsées dans le premier charter en partance.
    Dans les autres associations, les malades militaient. À Sol En Si, nous militions pour les malades. Nous étions leur voix, leur représentation sociale face aux administrations, et politique dans les manifs. L’invisibilisation de Sol En Si, donc de ces femmes, dans l’expo du Mucem m’a profondément impacté. La parole y est donnée aux grandes figures de la lutte contre le VIH, sauf à Myriam Mercy, cofondatrice de Sol En Si, qu’elle a dirigé pendant dix ans. Récemment, dans un tweet, Didier Lestrade, cofondateur d’Act Up-Paris, critiquait l’absence de Légion d’honneur pour les militant·es encore vivant·es. Il ne savait pas que Myriam l’avait obtenue le 1er décembre 2014. De retour de San Francisco, c’est elle qui a rapporté le counselling dans ses bagages, fin 1987, et qui l’a intégré aux formations d’Aides. Ayant été initiée au sein du Shanti Project, elle nous a transmis cette manière de partager la douleur par l’écoute active. Cette technique a permis à beaucoup de malades d’être accompagné·es avec empathie et à de nombreux·euses volontaires de s’inscrire efficacement dans la relation d’aide. Mais les mecs ont la mémoire courte dès qu’il s’agit d’idées novatrices insufflées par des femmes.
    Dans les années 1990, lors d’une réunion interassociative exclusivement masculine, les autres associations avaient refusé que Sol En Si ouvre la manif du 1er décembre, malgré la théma­tique « Femmes et enfants », sous le prétexte que ce n’était pas une priorité ! Au regard de cette soirée que je n’ai pas oubliée, le tee-shirt d’Act Up-Paris « Femmes oubliées, femmes assassinées » exposé au Mucem paraît bien désuet.
    Personne ne peut nier le lourd tribut payé par les gays dans cette épidémie, mais ce sexisme dit de priorité dans l’urgence se justifiait-il ? Et si Silence = mort, en éliminant Sol En Si de l’histoire, on a aussi effacé les vies fauchées d’Aminata, d’Aïssatou ou de Léonie. Alain Danand, président de Sol En Si, mort du sida en 1999 et Marseillais d’adoption, ne l’aurait pas accepté, j’en suis persuadé.


    1. Forme de manifestation dans laquelle les participant·es simulent la mort. 2. Surnom donné aux maîtresses officielles en Afrique subsaharienne.


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  • [Causette #132 - Avec un groupe de Mineurs Non Accompagnés juste avant les élections]
     
    Invité sur BFMTV le dimanche 20 février, Jordan Bardella, second couteau de la Marine nationale, engoncé dans sa chemise bleue bien repassée, a joué sa partition sur l’immigration, tentant de ramener dans son giron ses ouailles ayant succombé aux sirènes de la Reconquête. Expert en ragots de caniveau et fin connaisseur de la cause féministe, il a martelé : « Il n’y a plus une seule femme qui peut se dire sereine quand elle sort dans les rues de France… Le harcèlement qu’elle subissent est un véritable cauchemar… Ce sont toujours les mêmes individus qui sont mis en cause… la quasi totalité du harcèlement de rue et de la délinquance est le fait d’étrangers, d’immigrés… de mineurs non accompagnés isolés… »
     Au passage, rappelons qu’un rapport de la mission d’information à l’Assemblée Nationale parue en mars dernier sur le sujet, stipulait que seulement 10% de ces mineurs avaient un « profil de délinquant ». Perso, je les trouve plutôt dociles, vu la violence avec laquelle on les traite.
    Bardella a conclu sa diatribe sur une punchline de xénophobe de tarmac : « Les harceleurs français doivent être mis en prison, les harceleurs étrangers dans l’avion ! »
     
    Exit DSK, PPDA, Hulot, Bourdin and co ! Au RN, on préjuge qu’un agresseur est majoritairement noir ou arabe, vient juste de débarquer à cause de cette passoire de Frontex, fume du crack et n’a pas encore intégré les codes d’un vrai pays civilisé, qui respecte la Femme, lui.
     
    Le lendemain, j’avais programmé une séance avec un groupe de jeunes hommes MNA (Mineurs Non Accompagnés) qui allait invalider sa réthorique de réac.
    Pour participer à l’atelier sur la sexualité, ils étaient une petite dizaine de volontaires, accompagnés par leur référante de Médecins sans Frontières. On allait causer codes relationnels, plus facilement assimilables que le code civil et son article 375, censé les protéger mais constamment bafoué.
    Information prise, le groupe était composé d’ivoiriens, de guinéens et de deux maliens. Tous parlaient français, que ce soit avec la langue, les mains mais surtout avec envie, car ces jeunes en ont à revendre. J’ai remarqué que l’un d’eux prenait en photo le jus de fruit et le bocal de capotes mis à disposition. Peut-être qu’il voulait rassurer sa famille, là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée, en leur prouvant qu’il était en sécurité.
    J’ai choisi de parler d’abord d’amour, non par romantisme mais par prudence. Aborder la sexualité avec des personnes ayant potentiellement subies des violences au cours de leurs parcours migratoires, n’est pas chose aisée. D’autant plus que les viols sont encore plus tabous quand ils concernent des hommes victimes d’autres.
    Étaient-ils déjà tombés amoureux ? Avaient-ils eu le temps de vivre cet amour ? Ils ont unanimement répondu par la négative et assuré qu’ils ne se projetaient pas comme de futurs élus. Leurs cerveaux, saturés de problèmes à régler, n’était pas en capacité d’offrir un hébergement convenable aux sentiments.
    Ils passaient beaucoup de temps dans la rue pour fuir la vie collective des foyers, se débrouiller, régler leur situation administrative. Or, le pavé n’est pas forcément l’endroit idéal pour rentrer en relation avec les autres. L’un d’eux a reconnu draguer dans le métro, les autres, tenter de conter fleurette sur les trottoirs de Paname et sa banlieue. En vain.
     
    « Monsieur, si elles regardent nos chaussures usées, les femmes savent à qui elles ont affaire », m’a assuré l’un d’eux. La possibilité de pouvoir prendre leur pied dépendait de l’état de leurs semelles, donc de leur statut social. Or, pour l’instant, la France ne leur proposait que trois lettres, pas bankable ni chez Nike ni au Scrabble : MNA.
    Ils aspiraient tous à se marier. Mais avec une femme blanche, parce que « les noires vont prendre notre argent pour l’envoyer au pays ! », m’ont-ils assuré. Dans la débrouille, la survie, on finit souvent par paranoïer, même vis à vis de sa propre communauté.
    Mais avant de vivre sereinement leur parentalité, il leur fallait d’abord trouver un logement indépendant. Poser son toit avant de construire quoi que soit, ça défie toute loi architecturale mais pour comprendre, il faut avoir dormi dans la rue.
    Ils s’imaginaient tous pères d’une progéniture évaluée à quatre enfants en moyenne. Ils allaient devoir être sacrément convaincants car, d’après l’INSEE, en 2021, l'indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) français s'établissait à 1,83 enfant par femme… Je ne sais pas si ce chiffre a pesé dans la balance mais un des jeunes maliens espérait avoir trois épouses. Quand je lui ai rappelé que la polygamie était interdite, il a rétorqué qu’il ne les installerait pas toutes dans le même appartement. Je l’ai invité à rester poly mais plutôt amour ou curieux, c’était plus égalitaire et surtout légal !
     
    La contraception prise en charge, l’IVG autorisé, le mariage pour tou·tes… ça fleurait bon la liberté mais j’ai tempéré en ouvrant le volet #metoo et expression des masculinités. Ils n’en avaient pas entendu parlé. On a fait le distinguo entre drague et harcèlement. Pour que ce soit concret, j’ai expliqué, intuitivement, en illustrant sur le tableau, chaque situation par un cercle concentrique étouffant un point central : « Imaginez une femme (le point) se faisant aborder à 8H00 du mat quand elle part au travail, moment où on n’est pas pas vraiment disponible pour entamer une relation (premier cercle). Puis, un autre mec la drague à 10H à sa pause sur le trottoir. Un troisième, à midi, tente une approche devant la boulangerie et vous, vous arrivez chaud bouillant à 16H dans le métro sans imaginer que vous êtes le 4ème, voire le dixième de la journée ! »
    Le nuage de cercles “harceleurs” dessiné frénétiquement leur a permis d’intégrer le concept de relous de service et de vol de charo. Aussitôt, l’un d’eux a reconnu avoir chassé du Snap mais sans jamais insister. Comme il s’en excusait, les autres ont salué son honnêteté et franchement, ça valait tous les tests de citoyenneté !
     
    Sur la fin de la séance, je leur ai demandé s’ils avaient déjà anticipé le fait de rencontrer une femme qui ne désirerait pas d’enfants, voulant privilégier sa carrière professionnelle ou, qui sait, sauver la planète. Mais il leur était impossible d’envisager l’avenir sans descendance : « Au pays, avec des enfants, on parle de toi après ta mort. Ton nom continue de vivre. », m’a signifié un des guinéens.
    En gros, quand on a risqué sa peau des centaines de fois, les rapports du GIEC, on s’en balek. Et oui, Jordan, cette envie de transmettre la vie à tout prix, de rêver d’éternité pour son nom, ne relève pas du droit du sol ou du sang mais du droit d’être, tout simplement.

     


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  • [Chronique de mars]
     
    Mi-janvier, après un début de semaine sous tension Omicron dans un collège de l’Essonne, je me suis terminé, le vendredi, dans un chic arrondissement de Paris. De Corbeil à Paname, soit 45 km sur Mappy sans escale à Ibiza, j’ai eu la sensation d’avoir changé de continent, tant les deux mondes étaient aux antipodes. Après les dégradés façon Peaky Blinders, j’ai joué mon scalp devant des crinières de surfeurs. Ces derniers étaient cinq, squattaient les derniers rangs, dépassaient d’une bonne tête les autres élèves et arboraient l’attitude des pénibles de service.
    Pendant deux heures, ils m’ont mis la fièvre, les beaux gosses, méprisant tout ce qui avait trait au féminin, minimisant l’importance des violences faites aux femmes, niant l’évidence des inégalités, même celles sourcées et chiffrées. En aguerris de la Tartufferie, ils introduisaient chacune de leurs diatribes par un « Je suis pour l’égalité mais… », agrémentées d’un grand sourire que même leurs masques ne pouvaient dissimuler.
    Selon eux, les féministes en lutte cherchaient surtout à se débarrasser des hommes. Mais pour une espèce en voie de disparition, je les ai trouvés plutôt vaillants sur la confrontation, exerçant une vraie emprise sur le groupe.
    J’étais au cœur d’un fan-club d’Emmanuel Todd, qui s’était fendu le jour même dans Le Figaro d’une interview titrée : « Le patriarcat n’a pas disparu en Occident, il n’a jamais existé ». L’historien comptait sur cette ineptie pour faire la promo de son dernier ouvrage, qu’il a probablement écrit avec une plume trempée dans son jus de prostate.
    J’ai passé deux heures à jouer au CSA en temps d’élection, leur demandant de faire des pauses dans leur logorrhée misogyne afin que les filles puissent bénéficier de vrais temps de parole, sans être interrompues. Confrontés aux chiffres des violences sexuelles, ils ont agité le drapeau du #NotAllMen (« pas tous les hommes »). Une fille leur a quand même signalé qu’ils avaient une fâcheuse tendance à jouer les « forceurs ». Quand j’ai remplacé le mot « forceur » par « agresseur », ils m’ont fusillé du regard.
    J’ai joué à fond mon rôle d’allié en accompagnant la parole de celles qui se risquaient à monter au créneau. C’était vendredi, la fête aux raccourcis :
    – Les femmes gagnaient moins ? Donc c’était à elles d’aller chercher les gamins !
    – Les femmes se faisaient agresser ? Elles n’avaient qu’à moins traîner.
    – Les hommes agressaient ? Logique puisqu’ils étaient plus forts physiquement.
    Comme par hasard, ils avaient tous deux potes qui avaient été faussement accusés d’agression. Sentant l’embrouille, j’ai pris le taureau par les cojones (couilles) et les ai invités à m’accompagner pour déposer plainte pour diffamation. Évidemment, ils se sont dégonflés arguant que ça ne servait à rien de remuer le passé.
    Pour sortir un peu du débat sur les violences sexuelles, une fille a évoqué sa solitude et celle de ses consœurs dans le choix des méthodes contraceptives, la prise de contraception d’urgence ou une IVG à programmer. Un des garçons l’a interrompue : « Et les torsions testiculaires, on en parle ? » J’ai senti son besoin imminent d’être caressé dans le sens du scrotum. Les hommes aussi ont leurs problèmes génitaux, il fallait en convenir. J’ai donc répondu en stipulant que le problème concernait près de 15 % des jeunes mâles entre 12 et 18 ans et qu’au-delà de la douleur sa prise en charge relevait de l’urgence, au risque de perdre le testicule concerné. La pause torsion allait-elle faire baisser les tensions ? Pas vraiment puisque l’un d’eux critiquait le fait que le choix d’aller au bout d’une grossesse revenait aux filles. Il caricaturait le slogan « Mon corps, mon choix » en féminisant outrageusement ses gestes.
    Une fille, au premier rang, s’est levée, a balancé son masque pour être certaine que sa voix porte davantage. Les mains un peu tremblantes mais la voix ferme, elle a pointé que, depuis le début, ils ramenaient tout à leur personne, occultant le fond, soit les inégalités filles/garçons et les notions de domination. Dénués d’utérus, ils n’étaient pas légitimes pour nier le harcèlement, le sexisme et les violences faites aux femmes. Elle leur a crié que ça faisait partie de son quotidien à elle, pas du leur. Un des mecs a ironisé qu’elle n’avait pas le physique pour être « emmerdée », mot décidément à la mode ! Elle ne s’est pas dégonflée et leur a renvoyé qu’ils cautionnaient la culture du viol.
    – « Pas la peine de faire l’hystérique », a lâché l’un d’eux.
    – « Connard », a‑t-elle répondu avec un doigt d’honneur.
    Ils se sont levés comme un seul homme, me prenant à témoin sur le préjudice subi ! « Vous ne dites rien ! Si un mec avait fait ça, il serait déjà au commissariat ! » m’a interpellé l’un d’eux. J’ai repris en signalant qu’« hystérique » était une insulte sexiste utilisée pour décrédibiliser les paroles revendicatives des femmes. Certes, le mot « connard », tout comme le doigt d’honneur, était de trop, mais là où ils entendaient de la violence, je traduisais plutôt par de l’exaspération.
    Qu’importe, c’était trop tard ! Ils avaient leur os à ronger. Tout débat était devenu impossible. Tant qu’elle ne s’excuserait pas, ils crieraient au doigt ! J’ai stoppé la séance, dix minutes avant la fin. Les mecs m’ont toisé en partant et un petit groupe de filles m’a remercié pour ma ténacité. « Ça doit pas être facile tous les jours avec eux », ai-je compati. « L’enfer », a lâché l’une d’elles. Assurément, elles allaient devoir faire preuve de sororité pour finir l’année.
    Épilogue : la CPE m’a éclairé sur les raisons d’un tel anti- féminisme. Deux des garçons concernés s’étaient affrontés pour une fille, qui avait quitté l’un pour l’autre. Le passif s’est soldé avec une droite dans la face du concurrent et une réputation de « pute » pour la fille. Convoqué en conseil de discipline, le puncheur s’est pointé avec l’avocat de la famille, qui lui a sauvé la mise. Par la suite, les deux familles, issues de la même classe sociale, se sont miraculeusement rabibochées sur le dos de l’« entremetteuse », qui s’est vu attribuer l’étiquette de fille facile.
    Cette solidarité de couilles a provoqué le départ du lycée de celle-ci, qui n’en pouvait plus de subir la pression. La CPE a su qu’elle avait quitté le premier mec, car il passait son temps à la contrôler. Les jeunes, confortés par leur famille dans leur posture toxique, ont profité de la séance de prévention pour me présenter l’addition. Vous me ferez penser à organiser une séance de sensibilisation à l’égalité avec les parents !

     


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  • (Texte non coupé par rapport à la chronique du Causette 129)  
     

    #BalanceTonCirque

    © BestImage, Bruno Bebert
     
    Le 2 juillet 2021, les circasien·nes ont lancé leur #metoo, en manifestant à la sortie du gala de fin d’année du CNAC (Centre National des Arts du Cirque) à Châlons-en-Champagne, pour dénoncer le harcèlement et le sexisme dont certain·es avaient été victimes. Dans le même temps, un hashtag #balancetoncirque, ciblant toutes les écoles européennes, voyait le jour sur Instagram. Dans le monde du cirque, balancer relève de l’exercice de haute voltige avec toujours la crainte chevillée au corps de mal se récupérer. C’est ce que craignent les anciens élèves à l’origine du mouvement, dans cette petite sphère du spectacle vivant où tout le monde se connait et où les portes peuvent se fermer à jamais.
    Devant le hashtag dénonciateur, la réponse de l’institution n’a pas tardé. Il convenait d’éteindre le feu avant l’été et les futures inscriptions. Dans un communiqué sur son site, la direction du CNAC a répondu que des représentant·es d’étudiant·es siégeaient au Conseil National de l’enseignement supérieur et de la recherche artistiques et culturelles (CNESERAC), instance officielle de dialogue et que c’est dans ce cadre que ces enjeux devaient être abordés. Autrement dit, circulez, vous vous êtes trompé·es d’endroit pour revendiquer !
    Curieusement, les élèves en lutte m’ont assuré ne pas être au courant de cette représentation.
    Gérard Fasoli, 68 ans, en partance pour la retraite après neuf années passées à la direction du CNAC, contacté par téléphone, me dira de cette manifestation que « C’était l’endroit à choisir parce qu’effectivement il y a tout le monde. Ça ne m’a pas arrangé (rires) mais c’était intelligent de leur part ! »
    Il me confirme qu’il y a bien un étudiant du CNAC élu au CNESERAC. D’après lui, « la direction communique mais les étudiants oublient. Il faut peut-être qu’on les accompagne plus. »
    #Balancetoncirque serait donc un mouvement né d'un raté de communication ? Un peu simpliste à la lecture des témoignages sur Instagram qui dénoncent de véritables situations de harcèlement et du sexisme systémique.
    Roublard, pour éluder l’éventuel ressenti de harcèlement, le communiqué du CNAC positionne l’école sur un haut niveau d’exigence : « La formation circassienne nécessite, au même titre que d’autres disciplines artistiques corporelles ou des pratiques sportives de haut niveau, un engagement physique et psychique important et un rapport au corps particulier. »
    C’est peut-être ce rapport au corps si «particulier » qui a invité un prof a offrir "un sextoy et des capotes » pour l’anniversaire d’une élève, comme on peut le lire sur le compte Instagram ou encore ce témoignage rapportant ces mots : « Viens, viens, ferme la porte, assieds-toi là (en montrant ses jambes) si tu ne me plaisais pas autant, je t'aurais déjà dis d'aller te faire foutre. »
Au fil du temps, ce mélange des genres maitres-élèves sur fond de drague relou, est devenue l’ADN du CNAC. Nombreux sont celles et ceux qui ont rapporté des relations difficiles avec G. Fasoli, figure emblématique du monde circasien depuis ses débuts dans la compagnie Archaos et qui semble faire la pluie et le beau temps dans les couloirs de l’institution de Châlon.
    “Je suis un vieux pervers polymorphe et j’en suis fier!”, aime-t-il à répéter à l’envie me livrera Irène*, une ancienne élève.
    Comme je lui rapporte ses propos au téléphone, Fasoli me répondra « Quand on est artiste, il faut se positionner là-dessus. Le mot perversité peut être mal interprété ». Il convient donc de séparer le directeur de l’artiste.
    Un ancien élève de l’ESAC, à Anderlecht en Belgique, qu’il a aussi dirigé, me dira « En le côtoyant, j'ai pu constater que systématiquement, il essaye de déstabiliser son interlocuteur en débutant la conversation par des propos vulgaires et parfois à connotation sexuel. Le genre de chose qui arrive plus généralement dans la sphère privée ou dans un cercle d'ami et non pas dans une relation hiérarchique et de pouvoir. »
    Certains élèves pointe aussi un ancien directeur, Luc Richard qui, quand il était à la tête de l’ENACR à Rosny-sous-Bois, tenait des propos déplacés et sexistes. Camelia* le rapporte alors dans une lettre adressée aux directoire du CNAC en 2016 :
    - « Redresses-toi, sors ta poitrine, ah! Mais non, tu n'en as pas. »
    - « Ça ne doit pas être très rigolo avec toi au lit ! »
    - « Tu as mis une petite culotte rose aujourd’hui ? Demain ça sera quelle couleur ? »
    Ces remarques incessantes ont fini par la pousser à quitter l’école. Sauf que #metoo est passé par là et qu’on en a finit avec l'impunité dont jouissaient quelques dinosaures scotchés aux années 70 !
    À l’aube de sa retraite, G.Fasoli l’a enfin compris mais la pilule est dure à avaler : « J’ai 68 ans, donc l’âge de leur grand-père ! J’ai compris que mon humour, basé sur l’auto-dérision, ne collait plus ! On a des modes opératoires qui ne correspondent plus aux attentes des jeunes et à leur sensibilité.».
    Comme de nombreux mecs qui pensent qu’« on ne plus rien faire/dire », G.Fasoli reconnait tout de même avoir fait fausse route et il convient avec moi de l’importance de mettre à jour des logiciels relationnels une peu obsolètes. Un peu tard puisqu’il est sur le départ et surtout il arrondit son discours face à la presse.
    Mais il ne vient pas de nulle part, Gérard ! Il réussit à me glisser dans la conversation qu’il est gay, qu’il a été militant contre le sida proche d’Act-Up et que pour survivre à l’adversité, il a développé un goût certain pour la dérision. Il fait « le coup de l’ancien discriminé appartenant à une minorité qui ne peut décemment pas être suspecté d’oppresser les autres à son tour » me dira Nino* un ancien élève, pas dupe du tout et de continuer : « Ses préférences sexuelles, tout le monde les connait. Il joue de la vanne avec les mecs repérés comme homo genre « tu as de la chance que je ne sois plus très jeune » sous-entendant qu’en d’autres temps… Il sort de son rôle de directeur dans ces moments-là »
    Lors de son audition d’entrée, on a demandé à Nino son orientation sexuelle parce qu’il souhaitait travailler les portés mais n’avait pas d’équipier·ère. « On m’a demandé si je souhaitais travailler avec un mec ou une fille, et si j’étais hétéro ou homo. Tu as 18 ans et tu n’es pas à l’aise, alors tu réponds mais ce n’est pas l’endroit ! »
    D‘après lui, Fasoli est capable de mettre la pression aux élèves d’une manière démesuré jusqu’au harcèlement. « 80% des témoignages que nous avons reçu pour dénoncer des problèmes au CNAC concernent la direction, soit Gérard Fasoli et Virginie Jortay ! Il se cache beaucoup derrière sa fameuse commission parité qui est en fait assez inutile. »
    Nino m’explique que la direction avait installé une boite à signalements qui est restée vide pendant deux ans alors que #BalancetonCirque en a reçu une centaine en 24 heures !
    « Quand le système est dysfonctionnel, tu ne crois pas aux solutions proposées par le dit système ! » résume t’il habilement.
    « Fasoli est quelqu’un qui aime dominer les autres, colérique, capable sur un coup de gueule de remettre en cause une carrière, sexiste », résume Irène dans un portrait peu flatteur du directeur qui s’est tout même vu décerner le grade de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2018. Pas de quoi parader pourtant !
    Justement, à l’entrainement comme en spectacle, la question de la parade est primordiale chez les circasiens. Cette protection du corps de l’autre par un tiers peut être source de maltraitance.
    « Quand on rattrape un acrobate, on rattrape ce qu’on peut ! Quand ça tombe on essaye de sauver une vie. Quand j’ai signalé que si on ne peut plus parer manuellement, ce sera avec la longe, une jeune femme m’a alors rétorqué qu’avec la longe, on entretenait un rapport de domination. C’est devenu très complexe ! » explique G. Fasoli.
    Comme je lui rétorque que, tout de même, les personnes sont capables faire la différence entre une assistance correcte ou un attouchement déplacé, il se reprend : « Complètement !! D’ailleurs, on a exclu une personne avec des comportements non adaptés. Mais après, il faut qu’il y ait des signalements. Le problème est là ! »
    Chloé, une autre ancienne élève, m’expliquera que pour les cours d’équilibre, on demande une tenue moulante pour que le prof puisse s’assurer que les lignes du corps sont parfaitement esthétiques. Cette tenue est source de pas mal de soucis. « On n’est pas concentrée sur son travail si on n’a pas confiance dans les mecs qui doivent nous rattraper. Surtout si on sait qu’ils en profitent pour tripoter notre cul ou nos seins, mater ou balancer des vannes sexistes ! »
    La culture du viol et l’objectivation des corps est omniprésente dans le monde du cirque d’après les étudiant·es. Irène me raconte cette anecdote qui l’avait beaucoup frappée à l’arrivée d’une nouvelle promo, où Fasoli voulait l’alerter sur le cas d’une jeune fille : « Je vois bien comment les hommes la regardent et tu devrais lui parler car avec le cul qu’elle a, faudrait pas s’étonner qu’il lui arrive quelque chose ! » Une autre ancienne de l’école résumera le personnage par un « Fasoli, il est très cul, très cru. Il est cul cru ! »
    Sur #balancetoncirque, les témoignages parlent d’eux-mêmes : « lors de mon entraînement de cirque où je faisais des portés en duo. Le moniteur devait nous assurer et à la place il me touchait les fesses, se collait à moi avec son organe génital et me faisait des critiques car je n'arrivais pas à faire ce que je devais faire. Il me faisait des remarques du genre « si tu veux plus d’appuis il faut reculer le fessier».
    Beaucoup de témoignages évoquent ces moments où on est censé être soutenu dans sa pratique et où le tuteur en profite pour s’approprier le corps de l’autre. « De la part d’un prof du main à main qui était aussi membre de la direction. Il me touchait bizarrement en parade toujours (mes fesses mais vraiment d’une manière bizarre) et une fois j’ai pas réussi un mouvement il m’a dit "it’s because of your african ass. » Le corps est alors sans cesse scruté, validé ou pas, noté, commenté : « Un prof me faisait courir avec du cellophane autour du ventre, voulait que je perde 20 kg, me donnait un entraînement tel une militaire, venait regarder dans mon assiette ce que je mangeait le midi me prenait mon dessert et me disait que ce n'était pas pour moi. »
    À ce sujet, Le collectif a des demandes très précises, énoncées sur l’un de ses tracts visible sur son compte Insta : la mise en place d’un travail de sensibilisation des équipes pédagogiques et administratives dans les écoles de cirque […], des protocoles de parade, ainsi que des chartes de déontologie professionnelle signées par les enseignant·e·s et les responsables pédagogiques, une prise en charge des signalements effectuée par des instances extérieures aux écoles, une étude quantitative soit réalisée sur les faits de violence dans les écoles de cirque et le milieu professionnel.
    Comme je demande à G. Fasoli s’il compte agir avant son remplacement par Peggy Donck en janvier 2022, il m’explique qu’un nouveau protocole a été mis en place sur les parades manuelles et qu’une formation est prévue en janvier avec l’association La Petite (Toulouse) sur le respect de la personne.
    Il estime que les outils existe mais qu’il subsiste une réelle « peur de parler, peur de la répression. », ce que je lui confirme d’après les témoignages des étudiant·es.
    Il pense aussi que les jeunes mélangent un peu tout autour du harcèlement : « Par manque de communication, il vont prendre pour harcèlement des consignes répétitives sur la sécurité, mélangé avec d’autres types de harcèlement légitimes. Quand on est pressant sur des papiers administratifs, ils ont un ressenti de harcèlement. » Décidément, c’est fou comme on communique mal au CNAC.
    Il m’explique qu’une rencontre avec une médiatrice du CIDFF, des représentants d’élèves et des membres de la direction aura lieu le 9 novembre. Les étudiant·es présent·es sont venus avec diverses propositions et points de concertation : au-delà d’un gros point pédagogique, ils souhaitaient aborder la question du harcèlement et du climat de peur dans l’école ressenti par une majorité. La médiatrice s’est avérée être en fait une juriste si Gérard Fasoli s’est montré attentif à ses erreurs, Virginie Lordy, elle, tout en se disant « heureuse de partir » a surtout remis en cause les paroles des victimes en trouvant des excuses à tout. La direction a de nouveau évoqué la formation avec La Petite mais sans agenda et sans plan particulier.
    Les étudiant·es m’ont signalé qu’ils n’avaient eu aucun compte-rendu de cette réunion et qu’ils ont l’impression que les deux directeurs bottent en touchent avant leur départ. Ça sent l’immobilisme.
    Dans le collectif #balancetoncirque, il y a des artistes bien occupé·es, programmé·es dans les grandes salles de cirque en ce moment, des lauréat·es de prix de cirque, pas du genre "artistes raté·es" qui chercheraient à se venger de l’école. « C’est la jeune génération qui prendra les plateaux d’ici un an ou deux et on en reparlera avec M. Fasoli à ce moment là » me lâchera Nino.
    Ce qui tend à prouver que les reproches ne sont pas le fait d’une poignée d’irréductibles circassien·es en colère contre le système, un appel à soutenir le collectif spécifique au CNAC a reçu plus de 400 signataires ! La liste sera envoyée prochainement au Ministère de la Culture. C’est donc un vaste chantier de reconstruction qui attend la future directrice.

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