• Selon l’Observatoire français des drogues et des ­toxicomanies (OFDT), il y aurait eu 122 439 interpellations pour usage de ­cannabis en 2010. Même si la tendance est à la baisse, des fumées de moins en moins clandestines viennent nous titiller les neurotransmetteurs dans la rue, devant les bahuts et dans les espaces festifs. La ganja circule dans les poches, mais plutôt que de légaliser un usage récréatif de la fumette, on nous envoie faire de la prévention en pleine prohibition. De quoi rendre schizos tous les travailleurs sociaux ! Nous vivons depuis 1970 sous le joug d’une loi très pénalisante pour l’usager, sans distinc­tion entre usage privé et public. Votée sur les pavés encore chauds de Mai 68, cette loi avait pour vocation de criminaliser une jeunesse un peu trop libertaire au goût des vieux réacs au pouvoir. Alors, pendant que les hippies échangeaient des soufflettes, à poil, dans les boues acides de Woodstock, la France s’appliquait à rééduquer sa chienlit. Le gouvernement de l’époque s’est saisi d’un fait divers à Bandol, sur la Côte d’Azur – la mort par overdose d’une jeune femme en août 1969 dans les toilettes d’un casino – pour pointer du doigt une jeunesse dépravée, courant à sa perte. Cannabis et héroïne ont été définitivement associés, les bien-pensants arguant qu’en commençant par l’un on finit inévitablement le nez dans l’autre. Nous sommes entrés de plain-pied dans une ère d’hygiénisme forcé, où l’État s’est ingéré dans notre santé, préconisant ce qui était bon ou mauvais pour nous !
     
    Depuis, on a rempli les prisons avec des usagers de drogues, qui avouent, bel exemple de réinsertion, consommer davantage derrière les barreaux que dehors… Pendant ce temps, le pays continue en toute impunité à s’enivrer pour faire la promo de notre fonds de commerce identi­taire : le vin ! Forcément, les ados nous questionnent sur cette hypocrisie de santé publique, puisque l’alcool demeure l’une des premières causes d’hospitalisation en France. Résultat, tout en étant l’un des pays les plus répressifs en Europe, nous n’en sommes pas moins celui où les jeunes consomment le plus. Je me refuse de faire de la prévention un outil au service de la loi. Je préfère parler de réduction des risques, de rapport au produit, de conso acceptable, actant un fait avéré : les individus consomment du psychoactif parce qu’ils prennent aussi du plaisir à le faire.
     
    La légalisation du cannabis s’étant i­nvitée dans les programmes de la présidentielle, j’ai demandé aux jeunes quelles décisions ils prendraient, s’ils étaient garde des Sceaux, pour changer cette loi aussi faisandée que le foie d’un sénateur bourguignon.
    Des jeunes issus des quartiers populaires, en BEP chaudronnerie, affirmant leur fierté d’appartenir au meilleur territoire de ­bicraveurs (dealers) à l’est de Paris et qui râlaient sur les conséquences d’une éventuelle légalisation sur le business local, ont fini par pondre des solutions intéressantes. Ils se sont dit que la vente à ciel ouvert allait pacifier les cages d’immeubles. J’ai ajouté que c’était aussi la possibilité d’obtenir des droits, une couverture maladie et même une retraite, leur espérance de vie augmentant avec la diminution des règlements de compte. Causer « caisse de retraite » avec des dealers ? Forcément, on a imaginé la truculence de la scène : « Tu me files ton numéro de Sécu que je te déclare comme chef de la force de vente de la Scarface Weed Cie ?! C’est pour tes annuités. Et n’oublie pas le RDV à la chicha avec le DRH, on va faire un point formation… »
     
    Pour tenir, faire tourner et fructifier le bizz, il convenait d’embaucher des mecs au CV bien rempli en THC, de mobiliser les meilleurs, donc les premiers concernés. Comme je m’étonnais du recrutement fondé sur des critères sexistes, l’un d’eux m’a répondu : « Monsieur, le monde de la drogue, ça n’est pas fait pour les fragiles. Donc les meufs… » En les écoutant, je me suis dit qu’en légalisant il faudrait aussi penser à imposer l’égalité dans la branche. J’ai fait référence à Divines * et à Rebecca, sa bicraveuse vénère, mais pour eux, « la meuf qui fait le bonhomme, ce n’est plus ­vraiment une meuf ».
    Forcément, ceux qui dealaient depuis le collège semblaient les plus enclins à prendre la responsabilité du coffee shop local. Avec des types déjà rodés, on faisait des économies de formation non négligeables. Monsieur le futur ministre de l’Éducation, sachez que nous avons une solution, bédo en main, pour faire baisser les chiffres du décrochage scolaire : l’option drogues dès la seconde, avec des classes shit à la place des cham (classes à horaires aménagés musicales).
     
    Je leur ai signalé qu’il allait falloir négocier sévère leurs salaires, car l’État n’aurait probablement pas les moyens de leur assurer l’équivalent à leurs émoluments non déclarés du moment. Mais les narcocapitalistes sont convenus qu’il fallait monter des boîtes privées réglementées par l’État, qui se payerait en taxes ! Comme quoi, on peut intéresser des mecs en BEP chaudronnerie à la finance et à l’économie si on utilise les bons artifices. Les types étaient prêts à faire exploser le PLB (produit local brut) en connectant le robinet à shit à leur économie souterraine et, du coup, uberiser l’ascenseur social dans leur quartier. L’un d’eux se voyait déjà à la tête d’une flotte de salariés en mob qui iraient livrer chez l’habitant le grec salade-tomates-chichon. On venait de créer Speedy Shit et, déjà, les lycéens imaginaient leur gamme de produits pour griller la concurrence. Puis l’un d’eux a eu un éclair : « Mais monsieur, si on légalise, certains vont vendre des drogues dures, comme la CC [cocaïne]. » Je leur est proposé, du coup, de tout légaliser pour régler le problème. « Vous êtes fou, monsieur, tout le monde va prendre n’importe quoi !! » Tiens, les types avaient des limites… « Le shit, ça va, mais avec les autres produits, les mecs deviennent ouf. C’est des toxicos, monsieur. » On retombait dans les travers de la stigmatisation. Ils avaient soif de liberté, mais seulement pour leur petite communauté, quitte à assécher les autres.
     
    Comme certains semblaient réticents à l’évolution de la loi, j’ai défendu le fait qu’en offrant une visibilité aux usagers on pouvait plus facilement les accompagner, soigner ceux qui étaient en difficulté, réaliser des actions de prévention ciblées, réguler la conso en qualité et en quantité. L’un d’eux a acté : « Je comprends. Après la légalisation, on n’hésitera plus à parler à nos proches ou à des professionnels si on est mal sous produit. Là, maintenant, on préfère ne rien dire de peur de se faire engueuler, quitte à prendre des risques. » Un autre a argumenté : « Oui, mais… regarde avec la clope, quand nos parents nous disent que c’est pas bon pour la santé, on s’en fout. » « Certes, mais les choses sont verbalisées et non cachées, leur ai-je rétorqué, et ça change tout. » Et quand ils ont avancé l’idée que la population carcérale diminuerait et que, du coup, l’État ferait aussi des économies, je me suis dit qu’en créant un Front de libération de la dopamine, on avait des arguments pour exister politiquement.
    DR KPOTE
     
    * Film de Houda Benyamina, sorti en salles en 2016.

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  • Pendant que la trollosphère s’invective sur l’éventuelle mytho de Théo ou des flics, la taille de la déchirure anale et la crédibilité de la famille Luhaka, les témoignages glanés ici ou là m’ont invité à aborder « l’affaire Théo » par le prisme du genre. Au-delà de l’acte barbare et raciste subi par ce jeune homme, j’ai été très surpris par la célérité avec laquelle, sportifs, comédiens, humoristes et autres frères de couilles ont instinctivement pris sa défense. Leur soif de justice s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Même les rappeurs, Booba, Gradur, Kaaris et consorts, après s’être pécho une morale en promo chez Kiloutou, ont délaissé un temps les boules de « leurs putes » pour s’émouvoir du postérieur de Théo.

    Ce sont les mecs qui s’indignent le plus fort, et ils ne sont pas à un paradoxe près. L’Inter de Milan lui a même offert un maillot floqué à son prénom, alors que ses supporters ne lésinent jamais sur les « va fanculo », censés envoyer à la sodomie forcée, arbitres et adversaires abhorrés. D’ailleurs, les footeux, ambassadeurs du machisme ordinaire, sont les fers de lance de la contestation VIP. On a vu fleurir des banderoles « Justice pour Théo » dans les kops des stades, et Serge Aurier, qui traitait son entraîneur de fiotte sur Periscope, est venu partager sa chicha avec le blessé. Ribéry, lui, s’est déplacé sans Zahia. Le monde des « mecs qui en ont » a basculé subitement dans l’urgence et s’est découvert solidaire. La victime est nommée par son diminutif, Théo, devenant ainsi le petit frère universel. On infantilise pour augmenter la charge émotionnelle. Classique.
     
    Les mecs jouent donc la carte de l’empathie et c’est suffisamment rare pour s’y arrêter ! Mais qu’on ne s’y trompe pas, si les têtes de gondole du merchandising adolescent sont montées aussi vite en tour, c’est bien à cause du caractère sexuel de cette arrestation. L’internationale de la testostérone a twitté viril, à l’image de Vinz Cassel : « Pas d’excuse pour les bâtards. Flic ou racaille, même combat. » Les mecs hétéros, humiliés par-derrière et meurtris dans leur chair, se sont réveillés là où, d’habitude, le viol de meufs émeut peu le mâle dominant.
     
    Dans les classes, les garçons, outrés, ont focalisé sur la pénétration forcée, à grand renfort de détails limite sadiques, mais en occultant le débat de fond, celui d’arrestations démesurément musclées quand elles ciblent les jeunes des quartiers populaires. Pour preuve, j’ai été beaucoup moins sollicité sur la mort plus que suspecte d’Adama Traoré. En s’exprimant, ils avaient du mal à réprimer une contorsion de douleur, comme si chacun d’eux ressentait dans son corps cette saloperie de matraque télescopique, fouillant sa propre intimité. À ce sujet, des garçons du quartier de la Rose-des-Vents, à Aulnay-sous-Bois, racontaient sur Radio Nova : « Ce qui choque les gens, c’est la matraque dans l’anus. Ils l’ont bien amoché. Sans la mettre dans l’anus, ça n’aurait pas pris la même ampleur, car ici, on est habitué aux violences. »
    Le mot « accident » utilisé par l’Inspection générale de la police nationale pour qualifier l’acte subi par Théo a choqué et a été perçu comme une volonté de nier la vérité. Pourtant, au quotidien, les viols sont très souvent minimisés par des expressions insultantes à l’égard du vécu des victimes féminines, sans que ça provoque le moindre mouvement de poubelles. « Dérapage », « malentendu », « incompréhension » sont quelques exemples de mots qui provoquent des sourires entendus entre mâles. Franchement, le jour où King Kong Théorie, de Despentes, sera étudié dans tous les bahuts, l’homme lâchera sa grosse bête velue et on rétablira l’authenticité des maux.
     
    Utiliser un vocable féminin pour humilier son adversaire, c’est un grand classique de la confrontation entre jeunes et flics. Ces derniers ont pris la fâcheuse tendance de fonctionner comme des ados attardés, en miroir avec les comportements des gamins au lieu d’opter pour la distance qu’il se doit. On féminise en envoyant l’autre se faire pénétrer, le catégorisant au passage de pédé passif, une sous-caste chez les vrais mecs. « T’aime te faire enfiler, salope » est une réplique courante du langage policier et « sales putes », la réponse en retour. Dans mes animations, je travaille souvent sur la féminisation de l’insulte, qui induirait une possible infériorité des femmes dans nos représentations. Un « mec qui fait la meuf » demeure la pire insulte pour des coqs et des poulets élevés à la testostérone.
     
    À Bobigny, en Seine-Saint-Denis, un apprenti m’a donné clairement son point de vue sur les séquelles de cette guerre : « C’est horrible. Surtout qu’il n’était pas pédé, Théo. Un pédé, il a l’habitude de se prendre des trucs dans le cul. Il va être grave traumatisé et les autres vont se foutre de lui parce qu’il va marcher comme une meuf… – Autrement dit, si on a pour habitude d’être pénétré dans sa sexualité, un viol serait moins traumatisant ! » ai-je résumé.
     
    Ils ont tous opiné dans ce sens et l’ampleur de la mobilisation masculine autour de Théo devenait, soudain, une évidence. « Un viol de meuf, c’est moins grave qu’un viol de mec ? » me risquai-je. Ils me répondirent, certes par la négative, mais un rien obligés de l’affirmer devant mon regard appuyé, plus par convention que conviction. Le lendemain, à Créteil, d’autres garçons m’ont soutenu qu’une fille violée, « c’est moins grave, car elle est habituée à s’en prendre dans la teucha », un léger sourire aux lèvres…
     
    Au-delà de la provocation, cette affirmation résulte d’une culture du viol banalisée concernant les victimes féminines. Ces derniers jours, je me suis employé à essayer de transformer cette colère légitime des garçons contre l’agression d’un des leurs en colère universelle contre les violences sexuelles. Quelques filles s’y sont associées en exprimant leur avis du bout des lèvres, mais j’ai senti peu de bienveillance en retour. On comprend mieux pourquoi elles sont seulement 11 % * à oser porter plainte. « Si c’est pour se retrouver devant des mecs qui se servent de leur matraque pour violer, à quoi ça sert », a même lâché l’une d’elles. Quand j’énonce que, selon la loi, les agresseurs risquent des peines de quinze à vingt ans de prison, elles me répondent que des « copines se sont mangé » des non-lieux, subissant la vengeance de l’accusé et celle de ses potes. Généralement, les garçons sont beaucoup moins démonstratifs dans leur solidarité avec elles et ne se mobilisent pas sur Twitter. Alors, les gars, c’est quand le prochain blocus pour dénoncer les violences faites aux femmes ? J’aimerais bien entendre le bruit des poubelles qui roulent. Ce serait plus efficace que mettre du rouge à lèvres le 8 mars.
     
    * Selon le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.

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  • 2030. Lycée Christiane-Taubira dans l’Essonne.
    Devant les grilles, je me laisse scanner l’iris par le RQG2 de reconnaissance biométrique d’astreinte ce matin-là. Comme cela a été préconisé par le Haut-conseil de la surveillance des ados, le robot me livre, grâce au logiciel de synthèse vocale Booba Inc., le bulletin épidémiologique local : « Bonjour, Dr Kpote, l’infirmière vous attend. Nous avons recensé ce mois-ci deux nouveaux cas de VIH, six hépatites E et une dizaine de blennorragies. Une vingtaine de grossesses non prévues sont à déplorer, dont trois sans suivi. Il faut que vous donniez la priorité, dans vos interventions, aux moyens de protection. Veuillez rappeler aux jeunes que la loi sur l’IVG a changé et que, désormais, il faut un tuteur élu pour y accéder. Bonne journée. – Merci de m’apprendre mon métier Mister Robot », lui ai-je répondu. « “À déplorer” ? Voilà qu’ils fabriquent des machines moralisatrices maintenant ! Avec des mocassins à gland et un pull sur les épaules, ce putain d’androïde pourrait nous renvoyer dans les pires années Fillon », ai-je pensé en me gardant bien de l’exprimer pour éviter que la boîte de conserve m’exclue pour « propos inappropriés ».
    En flânant dans les couloirs pour rejoindre la salle qui m’était attribuée, je suis passé devant un vieux labo de SVT. Au milieu des squelettes et des cartes surannés depuis l’acquisition par les bahuts de casques de réalité virtuelle, j’ai aperçu un exemplaire du clitoris en 3D. Une chercheuse, Odile Fillod, l’avait modélisé en 2016 pour que chacun puisse l’imprimer (voir page 18). Le pays entier avait alors découvert la vraie taille de l’organe, dévoilant ses bulbes et racines cachés en pleine crise du burkini. Les médias étaient alors passés du culte au cul en deux coups de cuillère à clito. J’ai ôté la poussière dessus et, machinalement, j’ai suivi ses formes, tout en pensant que les temps avaient bien changé. Peut-être que ce petit objet qui tenait dans une main avait fait plus pour l’égalité que toutes les lois, souvent non appliquées.
    Je me suis rappelé les premières animations où l’objet du plaisir modélisé passait de mains en mains. Les élèves avaient été surpris par la taille du clitoris, les planches anatomiques censurant tout ce qui se trouvait au-delà du gland ! La première fois qu’une fille avait repris la réplique du film Divines, de Houda Benyamina, « Et les mecs, on a du clito! », soulignée par la punchline de l’une de ses camarades « On en a dans la culotte /Finies les bites despotes / C’est le clito qui pilote ! », c’était dans un lycée de Seine-et-Marne. Les mecs avaient compris que même la levrette, ce ne serait plus comme avant et qu’ils risquaient de se retrouver devant. Je n’ai plus le souvenir des premiers spams « Enlarge your clito » sur la Toile et des premières collections de fringues pour rendre celui-ci plus tangible dans les silhouettes féminines. La première Clit Pride avait réuni des millions de manifestantes dans les grandes villes européennes et je me souviens encore de la tête de mon père devant les images de filles à poil sur les chars, exhibant leurs vulves poilues pour revendiquer une émancipation érectile, le clitoris en avant. « Il vous manque les couilles, pauvresses », a-t-il bougonné, lui dont la seule paire de boules efficiente dans sa life lui servait uniquement à titiller du cochonnet.
    Bon, je n’allais pas non plus passer la journée la tête dans le passé, d’autant plus qu’une classe bien agitée m’attendait au bout du couloir. À peine entré, je l’ai tout de suite remarquée au milieu de la pièce, les jambes écartées pour bien montrer son entrejambe, offrir une vue sur sa bosse pubienne, son « trophée Camel » comme ils disaient aux Grosses Têtes.
    « Ah, c’est vous le sexologue ? – Non. Je ne suis pas sexologue mais adologue. Tu n’es pas obligée de nous exhiber ton clitoris de cette manière. Je crois que tes camarades ont compris que tu étais bien pourvue. – Désolé, M’sieur. (Elle rapprocha ses jambes.) – Monsieur, la fille qui frotte son clito sur notre sexe, elle peut nous refiler le sida ou une maladie ? Et si on lui suce le clito sans capote, c’est chaud ?, questionna, d’entrée de jeu, un garçon au premier rang. – Ah, c’est dégueulasse de sucer un clito, reprit la moitié de la classe. – En amour, les gars, ne pratiquez jamais ce que vous ne désirez pas. Ne vous laissez pas influencer par tous ces pornos matriarcaux qui fleurissent sur la Toile et où les mecs se font prendre par des clitos qui ne débandent jamais. – Ah oui, monsieur, l’autre jour, sur PussyXXL, je suis tombé sur un gang bang où des filles frottaient leur gland sur un mec. C’était hyper hard… Elles prennent quoi pour qu’il soit aussi long, leur clitoris ? »
    Je ne leur ai pas dit que les labos qui pratiquaient l’étirement du clitoris s’étaient multipliés depuis quelques années et j’ai insisté sur le fait que l’industrie du porno avait tendance à accentuer les dimensions pour générer du fantasme sous les casques de réalité virtuelle. Un coup d’œil à la salle et j’ai compté une bonne dizaine d’entrejambes bien moulées. Garçons ? Filles ? Vu que ça faisait un bail qu’on était sorti de la binarité homme/femme, je ne me suis pas risqué à identifier le genre de chaque protubérance.
    « Depuis qu’elles s’astiquent leur machin, elles font trop les meufs, lâcha un garçon entre deux soupirs. – Trop les meufs ? Tu veux que je te clitoriffle, mec ? Nos mères se sont battues pour avoir le droit de bander sans qu’on les traite bêtement de trav’ du Bois… Tu crois qu’on va se cacher ? Regarde mon clitolegging, comme il me moule bien. Ça t’excite, hein ? – Tu veux sortir le double-décimètre pour te ridiculiser ? »
    Ils se sont levés comme une seule femme et les deux entrejambes se sont fait face. Mont de Mars contre mont de Vénus. La classe s’est tue, dans l’attente de la baston.
    « Je suis venu parler d’amour, pas de lutte des sexes ! On va débander tous gentiment et je vais essayer de répondre à vos questions sur les contaminations. – Monsieur, tout part en couilles, là. – Pas que, mon ami, pas que… En couilles et en clitoris. Va falloir t’habituer. »
    Cette génération était la première à être née en plein boom du clitoris en 3D. Et malgré quinze années d’informations égalitaires, les tensions restaient vives. Juste retour des choses ou dérive sectaire, certaines filles, fortes de leur nouvel attribut phallique, avaient fini par reproduire le pire du patriarcat plutôt que de proposer un autre modèle de société. Je me suis dit qu’il fallait une célébration nationale du clitoris pour unifier tout ce beau monde, même les plus réticents. Tiens, le clito 3D pourrait faire son entrée au Panthéon. On aurait alors décryogénisé Malraux, qui aurait chevroté : « Entre ici, clito 3D, avec ton terrible cortège de ceux qui, prisonniers de leur résistance siffrédienne, ont refusé de voir ta victoire et sont condamnés à errer en vain dans les limbes du vagin », sous les acclamations d’un public mixte, bandant à l’unisson. On peut toujours rêver, hein ?

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  • Est-ce la perspective des bacchanales de fin d’année qui influence les infirmières scolaires dans leur choix de thématiques de prévention ou le simple fruit du hasard, mais je passe plus de temps, en ce moment, à aborder les conduites addictives qu’à parler de sexualité avec les jeunes. Évoquer les drogues dans un établissement scolaire n’est pas chose aisée, surtout en présence de profs ou de surveillants. En effet, les élèves rechignent à s’exprimer de peur d’être taxés de toxicos, et je les invite clairement à ne pas s’exposer. Je leur rappelle que la loi, dans sa grande générosité, prévoit de doubler les peines lorsque des stupéfiants sont consommés, vendus ou donnés à des mineurs, dans l’enceinte des établissements ou dans tout autre local de l’administration. Forcément, ça calme et ça n’invite pas à se mettre à table.
    Une fois les recommandations d’usage exposées, on essaye d’élaborer ensemble une définition généraliste des drogues, histoire de savoir de quoi on parle. En général, la dimension psycho-active et les risques d’addiction sont exprimés facilement. Il m’arrive d’interpeller ceux qui ont le nez sur leur téléphone : « C’est qui ton dealer ? Bouygues, Free, SFR ? Accro aux textos ? » La surprise passée, on évoque les conduites addictives aux écrans et leur impact sur la socialisation. C’est souvent une bonne entrée en matière pour identifier le rapport très personnel que chacun peut entretenir avec le produit. Après ce premier temps d’échanges, je les invite à lister les substances entrant dans la définition du mot « drogue ». Le crystal ou meth arrive en tête, confirmant le net succès de la série Breaking Bad, qui a redonné le goût de la physique-chimie à toute une génération. Puis, en vrac, les jeunes citent spontanément le shit (résine de cannabis), la beuh (herbe), la CC (cocaïne), la MD (MDMA), la codéine mélangée à du Sprite par les rappeurs américains, les champignons et même le LSD qui buvarde à nouveau en soirée. La Krokodil a gagné sa renommée sur les réseaux sociaux avec son lot de lésions cutanées et ses images à sensations. On rencontre parfois des aventuriers psychédéliques, vantant les effets de la muscade ou du datura (plante hallucinogène), mais ça reste très rare.
    Éducation, opium du peuple
    Le tabac et l’alcool, eux, demeurent les grands oubliés de la liste, parce qu’ils sont légaux, du moins en vente réglementée. Si ces deux produits ne sont pas cités, c’est parce qu’ils sont dissociés, dans l’imaginaire collectif, des stupéfiants aux vapeurs interdites. Réglementés, vous dites ? Ce terme fait bien marrer les ados, car de nombreux commerçants les vendent aux mineurs sans l’ombre d’une culpabilité. « Monsieur, chez les Chinois, on peut même faire des paris sportifs sans avoir 18 ans ! » est une remarque récurrente. Je leur signale que la Chine est le premier pays au monde consommateur de tabac et que la China Tobacco finance la construction d’écoles primaires en signant sur leur fronton : « Le talent vient du travail acharné. Le tabac vous aide à devenir talentueux ! » (1) Bosse et fume, comme ça, tu seras cramé avant qu’on ait à te payer ta retraite ! Quand la toxicomanie devient un ingrédient de l’ultralibéralisme, même l’éducation se transforme en opium du peuple.
    Banalisés, ces deux produits sont considérés comme des drogues douces, tout comme le cannabis. Les jeunes expliquent que c’est grâce aux reportages type Enquête d’action sur W9 qu’ils savent identifier les produits ! J’aime bien analyser avec eux ces reportages très stéréotypés, tournés en Seine-Saint-Denis ou à Marseille, avec des « bicraveurs » (dealers) noirs ou arabes, en survêt, la petite sacoche sur le côté et la casquette Vuitton, légèrement floutés devant des halls de cités délabrées. À la télé, le monde de la drogue est divisé avec, d’un côté, les loups blancs de Wall Street, qui se poudrent le nez sur les yachts, et, de l’autre, les Arabes de La Castellane, qui fourguent de la merde sur les plages du Prado. Les raccourcis de la société du spectacle ne sont pas le fruit du hasard. Ils servent les intérêts politiques en stigmatisant fortement quartiers populaires et population « racisée ». Généralement, les jeunes concernés acquiescent, mais je ne les sens pas en révolte comme si tout, déjà, était joué. Bizarrement, ils continuent de s’instruire dans les poubelles de l’humanité sans même zapper et certains surjouent le rôle qu’on leur a octroyé.
    identifier les usages
    S’il y a une représentation qui a la dent dure, c’est bien celle qui range le cannabis dans les drogues douces. Pourtant, avec un taux de THC qui a quasi doublé en vingt ans avec l’herbe génétiquement modifiée pour concurrencer le shit marocain, on est très loin du « peace and love » des années 1970 ! Alors, plutôt que les produits, on travaille à identifier les usages durs ou doux de ceux-ci. S’enfiler un petit bédodo tous les soirs avant de rejoindre les bras de Morphée n’est pas la même chose que le « partage d’un oinj sur la corde à linge (2) ». Boire un verre de vin à table de temps à autre et se torcher sa bouteille de « sky » entre midi et deux devant le lycée, pareil. On travaille à repérer les moments adaptés à la conso et ceux où il vaut mieux éviter. L’interdiction ayant largement montré ses limites, on réfléchit à devenir des consommateurs intelligents.
    Mais tous les produits ne sont pas logés à la même enseigne. En France, la conso d’alcool est culturellement acceptée, voire favorisée. Du coup, l’oncle Félix peut tranquillement s’enfiler ses bouteilles de jaja au repas de Noël sans que personne s’interroge sur son éventuelle toxicomanie. Pour bien mesurer cette différence de représentation, j’invite les jeunes à installer leur chicha au milieu des tables dressées pour les fêtes ou de rouler un faux « spliff » de vingt feuilles pour tester les réactions. « Mais tu fais quoi, là, Kevin ? » – « Ben, l’apéro ! » On imagine le conflit de générations sous le sapin et l’irritation de Félix. Et pourtant, la résine de cannabis a une texture plus proche de la myrrhe des Rois mages que du pessac-léognan.
    Il n’est pas rare que nous évoquions la pharmacie familiale, la défonce remboursée par la Sécu. Des anxiolytiques aux antidouleurs, la France est championne du monde de l’automédication.
    Et puisqu’on parle des fêtes et de leurs abus, ça implique aussi des lendemains un rien effervescents. Aborder la douleur et sa gestion peut amener, parfois, à de drôles de révélations. « Notre cerveau libère naturellement des endorphines pour lutter contre la douleur », ai-je affirmé dans un lycée de l’Essonne. « Il faut taper sur le cerveau pour qu’il libère les trucs dont vous parlez ? » a repris un garçon au premier rang. « Non, pourquoi ? » – « Parce que mon père, quand il me met des coups de ceinture, ça ne libère rien du tout. J’ai mal quand même. Tout le monde en a des endorphines ou y’en a qui n’en ont pas ? » Sa phrase a sonné comme un bon coup de fer à repasser à SOS Amitié. Allez, joyeux Noël, Félix !
     
    1. #Datagueule 25, les merveilleuses histoires du tabac, France 4 et YouTube.
    2. NTM – « Pass pass le oinj, il y a du monde sur la corde à linge » : il y a du monde qui attend le joint.

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  • « Allo ? Pourrais-je parler à Typhanie ? – Vous êtes qui ? – Un ami. – Elle est morte l’année dernière… » Le type me raccroche au nez et la tonalité me joue l’encéphalogramme plat. Mon cœur, lui, frise la tachycardie.

    Typhanie, c’était son nom de scène, un pseudo à paillettes, juste pour les vitrines des peep-shows des Halles à Pigalle. Typhanie est morte du sida. Comme plus de 30 millions d’autres. Mais elle, je l’avais « accompagnée », comme on dit dans le jargon associatif. J’avais été son « volontaire » pendant près de quinze ans, notre rencontre datant d’avril 1993.

    La lutte contre le sida privilégiait le terme de « volontaire » à celui de « bénévole ». Aux côtés de Typhanie, ce mot prenait tout son sens. Au téléphone, le psy de l’association s’était fendu d’une présentation lapidaire. Le nombre de ­personnes concernées n’ayant de cesse d’augmenter, l’urgence l’empêchait de faire dans la dentelle. Il m’a balancé une bio express, celle d’une jeune mère ayant perdu la garde de ses enfants, séropositive au VIH et qui avait besoin d’une aide ­financière. Il l’avait trouvée fatiguée et surtout très isolée. Logiquement, il lui a proposé le soutien d’un ou d’une v­olontaire. « OK, mais pas une gonzesse, lui a-t-elle rétorqué. Je n’ai pas envie de boire le thé avec une bonne femme qui chiale sur ma maladie… Et pour le fric ? » Avec de la thune pour la came et un bénévole pour l’âme, ce jour-là, Typhanie avait tiré le gros lot.

    J’ai mis du temps à la contacter. Rentrer dans la vie des autres, ce n’est pas comme au cinéma, surtout avec le sida en toile de fond. Elle habitait à deux pas du Père-Lachaise, à quelques poussières du Jardin du souvenir, où nous avions dispersé des tas de vies fauchées.

    J’ai dû fixer une bonne dizaine de minutes son nom sur l’interphone avant d’appuyer : « Bouge pas, j’arrive ! » Une tornade blonde, avec un blouson à franges et des santiags blanches, a déboulé dans l’escalier et m’a ouvert. Sans vraiment me regarder, elle m’a lâché : « Mes enfants sont là. Tu écrases sur le sida. Ils ne sont pas au courant. – Si tu veux, on reporte. – Non, c’est trop tard. »

    Physiquement, elle flirtait avec la cachexie. Mais malgré son apparente fragilité, Typhanie aurait pu gagner le Vendée Globe les doigts (et la poudre) dans le nez, tant je l’ai vu tanguer sans jamais chuter. Elle a pris les escaliers, sûrement pour éviter une intimité prématurée dans l’ascenseur. Ses enfants, un garçon de 8 ans et une fille de 6 ans, étaient vautrés devant la télé. Elle m’a présenté comme un pote de passage. Elle m’a proposé un café, tout en m’indiquant la cuisine, seule pièce indépendante de son studio. Elle a fermé la porte et je lui ai laissé la lourde tâche d’amorcer la discussion. Le café m’a perforé l’estomac. Pour doser les produits, Typhanie avait la main lourde. Puis, elle m’a dégueulé sa vie, sans une virgule : son enfance, marquée par les violences sexuelles de son père – sa mère qui avait quitté très tôt le domicile – la rencontre avec le père de ses enfants – l’abandon du domicile conjugal pour un road-movie sous héro – l’incarcération de son nouveau compagnon – la découverte de leur séropositivité – la mort en prison de son amant – la garde perdue de ses gosses – la prostitution et les strip-teases… Elle semblait vidée, mais apaisée.

    J’ai débuté le récit de son existence debout contre le frigo, puis je me suis laissé glisser doucement comme un magnet qui aurait perdu son aimantation au fil des infortunes de Typhanie. J’ai fini allongé par terre, assommé aux faits divers. Elle parlait fort, s’adressant indirectement à ses enfants derrière la porte, verbalisant les causes de son mal-être, espérant sûrement leur absolution.

    Avec elle, j’ai tout de suite senti que je serais plus accompagnant que militant. Plus tango que rock’n’roll. On s’est revu, deux à quatre fois par mois pendant dix ans, puis un peu moins sur les dernières années, ma vie privée ayant pris le pas sur ma disponibilité. Avec Typhanie, j’ai connu les appels au secours en pleine nuit rue Saint-Denis, les rendez-vous dans les troquets de Pigalle où ses sœurs d’effeuillage me confiaient leurs inquiétudes après des petits suppléments non protégés accordés aux derniers clients, les mains qui se serrent fort dans une chambre d’hôpital et les sorties miraculeuses qu’on fêtait au champagne, les longues discussions sur la mort qui rôdait et, surtout, la paperasse interminable pour la reconnaissance de son handicap. Entre les macs, les ex, les clients et le reste, elle me disait souvent que j’étais le seul mec avec qui elle était « cul et chemise, sans avoir eu à enlever sa chemise et montrer son cul ». Elle avait le chic pour te faire marrer et pleurer en instantané. Typhanie refusait de se soigner. Elle jurait que l’AZT et la première génération d’antirétroviraux avaient tué tous ses amis. Alors elle résistait pour porter leur mémoire vers l’éternité. L’autorisation de mise sur le marché des trithérapies en 1996 n’avait en rien changé son point de vue : « Les médocs, c’est de la merde. Les malades sont des souris au service des labos et du fric. » Sa trithérapie prenait la poussière sur l’étagère de ses toilettes et elle se soignait au cannabis, trop coupé pour être vraiment thérapeutique. Personnellement, j’ai toujours pensé que, comme beaucoup de tox, elle entretenait un rapport ambigu avec la médecine. Dans son esprit, les médicaments existaient pour alimenter la défonce plutôt que les soins.

    Typhanie n’a jamais digéré sa contamination. Elle ruminait la faute qui incombait aux autres. Et dans les moments où ses lymphocytes T4 subissaient une offensive du VIH, elle nous présentait l’addition. Je l’ai vue menacer un huissier de se couper pour le contaminer, insulter des centaines de fois les parents de son ex au téléphone et cracher sur des pompiers qui voulaient la faire hospitaliser. J’ai même, un jour, sauvé ma tête en évitant miraculeusement un fer à repasser qui a explosé la baie vitrée. Mais comment lui en vouloir quand on avait compris que par notre simple présence à ses côtés, nous incarnions cette saloperie de virus qui échappait à son contrôle et lui bouffait la vie. Petit à petit, le sida gagnait des cellules et du terrain. Elle était tout le temps crevée, contractait des zonas à répétition, s’amaigrissait sans cesse. Les tenanciers de peep-show l’ostracisaient, car pour l’amateur de branlette, la maigreur ne fait pas recette. Alors, on allait gratter dans les assos de quoi bouffer, et elle finissait toujours par tout envoyer balader. Je passais mon temps à excuser ses coups de gueule pour avoir des compléments alimentaires ou des repas à domicile. J’avais fini par croire qu’elle ferait éternellement partie de ces fameux survivors, résistants au pire. J’avais fini par m’habituer à la voir niquer la mort, tout en tanguant sur les trottoirs de Paname. J’avais fini par moins l’appeler. Jusqu’à ce dernier coup de fil qui m’a appris son décès. Le 1er décembre, journée mondiale de la lutte contre le sida, j’allumerai une bougie, une lumière contre l’oubli.


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