Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), il y aurait eu 122 439 interpellations pour usage de cannabis en 2010. Même si la tendance est à la baisse, des fumées de moins en moins clandestines viennent nous titiller les neurotransmetteurs dans la rue, devant les bahuts et dans les espaces festifs. La ganja circule dans les poches, mais plutôt que de légaliser un usage récréatif de la fumette, on nous envoie faire de la prévention en pleine prohibition. De quoi rendre schizos tous les travailleurs sociaux ! Nous vivons depuis 1970 sous le joug d’une loi très pénalisante pour l’usager, sans distinction entre usage privé et public. Votée sur les pavés encore chauds de Mai 68, cette loi avait pour vocation de criminaliser une jeunesse un peu trop libertaire au goût des vieux réacs au pouvoir. Alors, pendant que les hippies échangeaient des soufflettes, à poil, dans les boues acides de Woodstock, la France s’appliquait à rééduquer sa chienlit. Le gouvernement de l’époque s’est saisi d’un fait divers à Bandol, sur la Côte d’Azur – la mort par overdose d’une jeune femme en août 1969 dans les toilettes d’un casino – pour pointer du doigt une jeunesse dépravée, courant à sa perte. Cannabis et héroïne ont été définitivement associés, les bien-pensants arguant qu’en commençant par l’un on finit inévitablement le nez dans l’autre. Nous sommes entrés de plain-pied dans une ère d’hygiénisme forcé, où l’État s’est ingéré dans notre santé, préconisant ce qui était bon ou mauvais pour nous !
Depuis, on a rempli les prisons avec des usagers de drogues, qui avouent, bel exemple de réinsertion, consommer davantage derrière les barreaux que dehors… Pendant ce temps, le pays continue en toute impunité à s’enivrer pour faire la promo de notre fonds de commerce identitaire : le vin ! Forcément, les ados nous questionnent sur cette hypocrisie de santé publique, puisque l’alcool demeure l’une des premières causes d’hospitalisation en France. Résultat, tout en étant l’un des pays les plus répressifs en Europe, nous n’en sommes pas moins celui où les jeunes consomment le plus. Je me refuse de faire de la prévention un outil au service de la loi. Je préfère parler de réduction des risques, de rapport au produit, de conso acceptable, actant un fait avéré : les individus consomment du psychoactif parce qu’ils prennent aussi du plaisir à le faire.
La légalisation du cannabis s’étant invitée dans les programmes de la présidentielle, j’ai demandé aux jeunes quelles décisions ils prendraient, s’ils étaient garde des Sceaux, pour changer cette loi aussi faisandée que le foie d’un sénateur bourguignon.
Des jeunes issus des quartiers populaires, en BEP chaudronnerie, affirmant leur fierté d’appartenir au meilleur territoire de bicraveurs (dealers) à l’est de Paris et qui râlaient sur les conséquences d’une éventuelle légalisation sur le business local, ont fini par pondre des solutions intéressantes. Ils se sont dit que la vente à ciel ouvert allait pacifier les cages d’immeubles. J’ai ajouté que c’était aussi la possibilité d’obtenir des droits, une couverture maladie et même une retraite, leur espérance de vie augmentant avec la diminution des règlements de compte. Causer « caisse de retraite » avec des dealers ? Forcément, on a imaginé la truculence de la scène : « Tu me files ton numéro de Sécu que je te déclare comme chef de la force de vente de la Scarface Weed Cie ?! C’est pour tes annuités. Et n’oublie pas le RDV à la chicha avec le DRH, on va faire un point formation… »
Pour tenir, faire tourner et fructifier le bizz, il convenait d’embaucher des mecs au CV bien rempli en THC, de mobiliser les meilleurs, donc les premiers concernés. Comme je m’étonnais du recrutement fondé sur des critères sexistes, l’un d’eux m’a répondu : « Monsieur, le monde de la drogue, ça n’est pas fait pour les fragiles. Donc les meufs… » En les écoutant, je me suis dit qu’en légalisant il faudrait aussi penser à imposer l’égalité dans la branche. J’ai fait référence à Divines * et à Rebecca, sa bicraveuse vénère, mais pour eux, « la meuf qui fait le bonhomme, ce n’est plus vraiment une meuf ».
Forcément, ceux qui dealaient depuis le collège semblaient les plus enclins à prendre la responsabilité du coffee shop local. Avec des types déjà rodés, on faisait des économies de formation non négligeables. Monsieur le futur ministre de l’Éducation, sachez que nous avons une solution, bédo en main, pour faire baisser les chiffres du décrochage scolaire : l’option drogues dès la seconde, avec des classes shit à la place des cham (classes à horaires aménagés musicales).
Je leur ai signalé qu’il allait falloir négocier sévère leurs salaires, car l’État n’aurait probablement pas les moyens de leur assurer l’équivalent à leurs émoluments non déclarés du moment. Mais les narcocapitalistes sont convenus qu’il fallait monter des boîtes privées réglementées par l’État, qui se payerait en taxes ! Comme quoi, on peut intéresser des mecs en BEP chaudronnerie à la finance et à l’économie si on utilise les bons artifices. Les types étaient prêts à faire exploser le PLB (produit local brut) en connectant le robinet à shit à leur économie souterraine et, du coup, uberiser l’ascenseur social dans leur quartier. L’un d’eux se voyait déjà à la tête d’une flotte de salariés en mob qui iraient livrer chez l’habitant le grec salade-tomates-chichon. On venait de créer Speedy Shit et, déjà, les lycéens imaginaient leur gamme de produits pour griller la concurrence. Puis l’un d’eux a eu un éclair : « Mais monsieur, si on légalise, certains vont vendre des drogues dures, comme la CC [cocaïne]. » Je leur est proposé, du coup, de tout légaliser pour régler le problème. « Vous êtes fou, monsieur, tout le monde va prendre n’importe quoi !! » Tiens, les types avaient des limites… « Le shit, ça va, mais avec les autres produits, les mecs deviennent ouf. C’est des toxicos, monsieur. » On retombait dans les travers de la stigmatisation. Ils avaient soif de liberté, mais seulement pour leur petite communauté, quitte à assécher les autres.
Comme certains semblaient réticents à l’évolution de la loi, j’ai défendu le fait qu’en offrant une visibilité aux usagers on pouvait plus facilement les accompagner, soigner ceux qui étaient en difficulté, réaliser des actions de prévention ciblées, réguler la conso en qualité et en quantité. L’un d’eux a acté : « Je comprends. Après la légalisation, on n’hésitera plus à parler à nos proches ou à des professionnels si on est mal sous produit. Là, maintenant, on préfère ne rien dire de peur de se faire engueuler, quitte à prendre des risques. » Un autre a argumenté : « Oui, mais… regarde avec la clope, quand nos parents nous disent que c’est pas bon pour la santé, on s’en fout. » « Certes, mais les choses sont verbalisées et non cachées, leur ai-je rétorqué, et ça change tout. » Et quand ils ont avancé l’idée que la population carcérale diminuerait et que, du coup, l’État ferait aussi des économies, je me suis dit qu’en créant un Front de libération de la dopamine, on avait des arguments pour exister politiquement.
DR KPOTE
* Film de Houda Benyamina, sorti en salles en 2016.