• Sans patriarcat, tout va !

    Photo : Hanslucas.HL_BDEMENGE
     
    Pour sortir de l’été en pente douce, je me suis dit que partager avec vous une chronique pleine de sève et de chaleur, ça mettrait un peu de baume au cœur sur la ligne soldée de nos congés payés. La rencontre date de juin dernier, dans un lycée des Hauts-de-Seine où les secondes stockaient de la vitamine D, lézardant devant leur salle pendant que leurs aîné·es bachotaient. Après les avoir laissé·es tranquillement s’installer, j’ai évoqué le programme de l’animation qui débutait sur une réflexion autour des stéréotypes de genre et leur impact normatif sur nos constructions. L’intitulé un peu ronflant n’invitant pas aux ébats en chambre, le groupe, pas déstabilisé pour un rond, a choisi la question du sport, haut lieu de la segmentation avec ses compétitions très genrées. Comme la classe était plutôt sûre d’elle sur la question de la différence des capacités physiques entre hommes et femmes, résultat d’une génétique peu paritaire, j’ai conseillé aux élèves de visionner le film Battle of The Sexes, biopic sur la tenniswoman Billie Jean King défiée par Bobby Riggs, athlète bedonnant en fin de carrière voulant prouver au monde entier la supériorité physique des mâles, fingers in the nose and the chips. Plus prompt à monter au filet pour balancer des vannes sexistes qu’à enfiler les smashes gagnants, le fat va perdre son pari. Le film met en évidence cette immense bataille menée par les femmes sur et en dehors des terrains de sport pour être reconnues à leur juste valeur et mieux médiatisées. Une adolescente, adepte de boxe anglaise, a entériné la persistance du sexisme sportif, en expliquant que, dans son club, même les vestiaires puaient l’inégalité par la surface attribuée aux filles. « Ils nous ont filé un placard à balais pour nous changer parce que c’est au ménage qu’ils veulent nous renvoyer », a-t-elle acté ironiquement.
    Je leur ai diffusé un extrait du Webdoc L’École du genre, dans lequel Catherine Louveau, sociologue du sport, explique que, pour la plupart des individus, il est inconcevable d’imaginer des filles en corps à corps, de les voir se donner des coups, le terrain du combat étant assigné aux mecs. Une fille de la classe nous a expliqué que dans son sport, la GRS (gymnastique rythmique et sportive) – fondée sur l’esthétisation des mouvements –, terrain de jeu habituellement réservé aux filles, les trois seuls garçons du club avaient dû se dépasser pour déjouer tous les stéréotypes. À force d’entraînement, ils avaient atteint un niveau d’excellence qui avait surpris tout le monde. Forcément, quand on réussit là où on ne nous attend pas, on fait le plein d’estime de soi. Et puis quand les muscles ou la technique ne suivent pas, le mental peut faire le reste et ce n’est pas notre boxeuse qui allait démentir. J’ai ­rappelé, au passage, que les commentateurs sportifs ne pouvaient s’empêcher d’associer des critères esthétiques à la narration des exploits physiques des femmes. Laure Manaudou a toujours été « une belle sirène » avant d’être une grande nageuse et, pour certains, le beach-volley féminin n’a d’intérêt que pour l’exhibition de ses fessiers musclés, la culotte ensablée dans la raie. Et que dire du foot américain qui a dynamité le baromètre du machisme en imposant aux femmes de jouer en sous-vêtements !
    Un garçon de la classe qui levait le doigt depuis un moment a assuré ne pas se reconnaître dans les stéréotypes masculins et leurs injonctions de musculature, de virilité, de force. Son pote, un rien moqueur, lui ayant renvoyé qu’il valait mieux au vu de sa frêle morphologie, il lui a répondu que « bouffer des kilos de protéines et pousser de la fonte », ce n’était pas sa came. J’ai ajouté que ça tombait bien puisque, après l’affaire Weinstein, l’heure était plus à la déconstruction qu’au body-building ! La petite dizaine de garçons de la classe semblait partager cet état d’esprit, détachée du terreau « mascu-muscu » dans lequel germent les futurs dominants. Du coup, pendant toute la durée des échanges, je n’ai jamais ressenti cette tension entre genres qu’on rencontre si souvent. En posant clairement leur volonté de ne pas répondre aux injonctions viriles, les garçons avaient ouvert le champ des possibles à l’égalité. La parole des filles pouvait alors se libérer en toute tranquillité, ce qui est rarement le cas.
    C’est grâce à ce contexte favorable qu’une jeune fille brune, la voix teintée d’émotion, a pu témoigner de violences sexuelles subies sans craindre les moqueries ou l’opprobre des autres. Sa plainte avait pris la poussière dans un commissariat de quartier, parce que pas suffisamment étayée pour un fonctionnaire dont l’intimité n’avait probablement jamais été violentée. Sa famille occultait le sujet jusqu’au jour où, après une tentative de suicide, elle avait été hospitalisée. Elle regrettait d’en être arrivée là pour que son entourage prenne la mesure de son mal-être. Elle a raconté, les larmes aux yeux, son calvaire pour résister, tenir, venir au bahut. Après un silence très respectueux, deux garçons à côté d’elle ont eu un magnifique geste d’empathie. Instinctivement, sans même se consulter, ils l’ont serré doucement dans leurs bras et l’un d’eux lui a même déposé un baiser très tendre sur la joue. Comme je leur expliquai que ces gestes d’affection m’avaient surpris par leur spontanéité, ils m’ont répondu que c’étaient des attitudes courantes dans cette classe, qu’ils ont définie comme très solidaire. Pour un animateur de prévention, cette dynamique de groupe facilite grandement le boulot. Les jeunes devenant des personnes-ressources les uns et les unes pour les autres, je n’avais plus besoin de leur fourguer du numéro vert anonyme et gratuit pour être écouté·es, accompagné·es, rassuré·es. Ils et elles étaient en capacité de faire le job entre eux.
    La parole invitant la parole, une jeune fille s’est fendue d’un long monologue : « Avant, dans un autre lycée, j’étais la cible de harcèlement parce que je me maquillais. On m’appelait la beurette salope. Ici, alors que personne ne me connaissait, j’ai été élue déléguée. Ça m’a rendu de la fierté. Heureusement, mes parents ont compris qu’il fallait me sortir de là-bas ! »
    En lui permettant de quitter un environnement hostile pour repartir de zéro ailleurs, les parents de cette fille lui avaient probablement évité des années de thérapie. Mais combien supportent les sarcasmes de leurs agresseurs en silence, sans qu’aucune possibilité de changement soit possible ? La classe l’avait accueillie comme elle était, sans jugement, lui laissant l’opportunité de s’affirmer et de se reconstruire.
    Dans le Webdoc sur le sport cité plus haut, Catherine Louveau conclut que « pour faire évoluer les choses, il faut d’abord les dire. Dire et montrer les discriminations ». C’est en verbalisant l’inacceptable qu’on invite à s’interroger et à faire bouger les lignes. Je leur ai signifié que leur classe était très en avance sur cette société qui bégaye son égalité si l’on en juge le nombre d’agressions sexuelles commises la nuit où les Bleus ont ajouté une seconde étoile sur leurs maillots, juste à côté de la crête du coq. Pour devenir champions du monde sur le terrain de l’égalité, il va falloir sérieusement que les hommes pensent à descendre de leurs ergots et que chaque famille devienne un véritable centre de formation dès la petite enfance. En gros, comme l’avait si bien résumé Franck Ribéry en son temps, la « routourne » doit tourner.
    DR KPOTE

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