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Vol au-dessus d’un nid de relous
Invité par une courageuse éducatrice spécialisée, j’ai pu appréhender la difficile cohabitation avec les mineurs placés en foyer PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) en Seine-Saint-Denis. Courageuse, car partager un temps d’information sur la sexualité avec des mecs élevés au patriarcat radical de l’école de la rue, c’est un défi à relever aussi héroïque que de prendre la parole en jupe à l’Assemblée nationale. Pendant ces quelques mois d’interventions, j’ai souvent eu la sensation de flirter avec les limites du possible éducatif, au contact de jeunes pour la plupart en grande souffrance psychique. Et puis, un soir du mois de mars, c’est parti en couille, au propre comme au figuré. Dès mon arrivée, j’aurai dû être alerté quand un des six jeunes présents, peu éloquent habituellement, m’a apostrophé avec des yeux de fou : « Monsieur, ici, on ne siffle pas. Ça attire le sheitan [le diable, ndlr]. » J’avais eu l’outrecuidance de siffloter en arrivant, dans une posture manquant probablement d’humilité pour pénétrer sur leur territoire. Du coup, en convoquant le démon, je l’incarnais. D’entrée, on s’est comptés, comme des rescapés après un crash, tant les fugues étaient monnaie courante. Nous étions six jeunes, deux éducs, moi et une table vide à l’heure où elle devait être logiquement dressée. Pour créer du lien, je partageais avec eux le repas du soir et, une fois la table débarrassée, on lançait la veillée « sexualité ». Un des ados était vautré dans le vieux canapé usé par l’accumulation des vies cassées qui s’y étaient échouées, le téléphone portable en main, seul lien avec la liberté. Deux autres écoutaient sur le haut-parleur nasillard de leur Nokia de dealer un dénommé Sultan, en reprenant à mon adresse la punchline tout en poésie et en calories : « Tu vas t’la manger, vas t’la manger, vas t’la manger. » Je leur ai fait remarquer que ce morceau était une bonne introduction pour le dîner, mais ils n’en avaient rien à secouer. Les éducateurs ont tenté, en vain, de les motiver pour sortir les assiettes. Lassés, ils finiront par s’y atteler. Une fois les plats posés, ce fut un tollé. On osait leur proposer « un repas pour chien », à base de haricots verts et de poisson. On frisait la manifestation pour un sandwich salade-tomates-oignons ! Deux des garçons se sont levés pour se faire un croque au fromage et une clope dehors. Ben, le plus ancien, s’est énervé sur son maillot du Barça taché par une bouffe de merde, arguant que l’administration allait le lui rembourser. Les deux nouveaux gardaient le nez dans leur assiette et une place vide témoignait de l’absence d’un fugueur. Là où, d’habitude, ils m’interpellaient en fanfaronnant « hé ! monsieur Kpote, on est chauds pour parler baise », cette fois, ils m’ignoraient. J’ai su par la suite que la semaine avait été tendue. D’ailleurs, l’un d’eux avait déchargé ses pulsions sur la pauvre armoire de l’entrée, à moitié explosée. Après un repas chaotique fait d’insultes et d’échanges de regards assassins, on a fini par s’installer pour discuter. J’avais choisi, ce soir-là, de parler des drogues, histoire de varier les plaisirs. J’ai appris par la suite que le nouveau, un grand type filiforme, avait été appréhendé à l’aéroport avec de la coke plein les intestins, faisant la mule pour son âne de paternel bien planqué dans les Caraïbes. À partir d’une liste d’affirmations, je leur ai proposé de montrer soit un carton vert signifiant « vrai », soit un carton rouge pour « faux » et de débattre ensuite. Distribution faite, j’ai attaqué par : « L’alcool est une drogue. » Ben, le plus réactif, a lancé son carton vert en l’air. En se référant à leur appartenance religieuse, les jeunes se sont définis plutôt shit que bière. J’en ai déduit que Dieu était donc plus rasta que munichois et ça les a déridés un chouia. Ben a alors levé haut son carton vert. « Qui veut parler de cul ? Allez les gars, levez vos cartons. » Les autres ont suivi par réflexe grégaire. La plupart étant ici pour des affaires de stups, j’ai senti qu’ils préféraient aborder la sexualité pour éviter de se griller. « On peut contracter une IST * lors d’un rapport bucco-génital. » Après explications sur des mots jugés trop intellos, ils ont tous sorti leur carton rouge, se positionnant par la négative. À tort, leur ai-je dit. Mais Ben, encore lui, en pleine fulgurance scientifique, nous a lâché : « Hé ! monsieur, il y a les gosses en tube maintenant… – Oui, les FIV, les bébés-éprouvette… mais quel rapport avec la fellation ou le cunni ? – On parle bien de baiser sans les galères qui vont avec, monsieur Kpote ? » Se faire sucer pour éviter la paternité, ça méritait un développement, mais je n’en ai pas eu le temps. La soirée a basculé dans le chaos. Le garçon au démon a regardé l’éducatrice en lui signifiant : « T’aimes ça, sucer des bites, toi ? » Il ne fallait pas rebondir sur la provocation, il n’attendait que ça. Mais l’autre éducateur, probablement au bout de ses capacités empathiques, est sorti de ses gonds et lui a opposé une diatribe violente sur le respect dû aux femmes, en s’appuyant, étrangement, sur des textes religieux. Le personnel avait pris le pas sur le professionnel. Forcément, le reste de la bande a ajouté de la « pute » sur le feu. En alignant les insultes sexistes, ils avaient l’illusion de reprendre la main sur cette éducatrice qui, en connaissant leurs dossiers, avait trop de pouvoir sur leur existence. Les mots orduriers, véritable diarrhée verbale, lui étaient directement adressés pour la déstabiliser, la renvoyer à sa condition inférieure de femme. Celui qui l’avait tancée au départ balançait tout sur son passage, hurlant au manque de respect de cette « salope » qui les obligeait à parler de sexualité, alors que sa religion le lui interdisait. Il semblait décompenser et j’ai craint pour notre intégrité physique. On a décidé de s’arrêter là et j’ai proposé à l’éducatrice de la raccompagner. Ils sont montés dans leurs piaules en insinuant que nous allions passer à l’acte dans un Formule 1 du coin. Comment peut-on avoir la foi de continuer après ça ? Dans la voiture, elle partagera l’absence de cadre, de véritable projet éducatif, de vision positive au sein de l’institution. « À quoi bon tout ça quand on connaît les chances infimes de réinsertion, de réussite ? » a-t‑elle soufflé. On s’est posé la question d’une suite et on s’est accordé un temps de réflexion. L’excitation provoquée par les mots du sexe dans un foyer non mixte avait dégénéré en crise de démence généralisée. Quelques jours après, l’éducatrice était en arrêt maladie, certains de ses collègues mâles ayant ajouté leur petite couche de critique machiste à son endroit. Pour la protéger, nous avons décidé de mettre fin au projet. Avec regret.
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