© Savana
Dans une énième et vaine tentative de faire du tri dans mes vieux magazines, je me suis laissé happer par un numéro « underground et féministe » d’Actuel, introduit par le fameux Scum Manifesto * de la féministe américaine Valerie Solanas. Scum pour « society for cutting up men », dont les traductions diverses nous invitent à planquer nos teubs. Radical et misandre, ce réquisitoire, paru en 1967 et qui renvoie les mecs aux poubelles de l’humanité, ne manque pas d’humour, témoin l’organisation de surréalistes « sessions merdiques » au cours desquelles les hommes seraient invités à discourir sur leur propre « merdicité » !
Le manifeste Scum, si on accepte de dépasser quelques propos transphobes et homophobes rétrogrades, a apporté un pavé non négligeable à l’édifice de la lutte pour l’égalité. Mais au-delà de ses faits d’armes, dont sa tentative de meurtre sur Andy Warhol, Solanas n’a pas réussi à influencer le cours de l’Histoire, la diffusion de sa prose étant restée très confidentielle. Aujourd’hui, elle aurait probablement estimé que Weinstein mérite trois balles dans le buffet. Mais pour que les choses changent sans défourailler à tout-va, il est essentiel que les mecs cisgenre entérinent leur position d’oppresseurs et acceptent d’ôter leurs coquilles avant de monter sur le ring. Se prêter au jeu des critiques, oser s’extraire des sophismes, prendre moins de place dans l’espace public, déconstruire VRAIMENT et non juste s’en vanter, ça pourrait être une bonne base de résolutions masculines pour 2019 et l’après #MeToo.
« Bien qu’il ne soit qu’un corps, l’homme n’est même pas doué pour la fonction d’étalon. […] Rongé qu’il est de culpabilité, de honte, de peurs et d’angoisses, et malgré la vague sensation décrochée au bout de ses efforts, son idée fixe est toujours : baiser, baiser. Il n’hésitera ni à nager dans un océan de merde ni à s’enfoncer dans des kilomètres de vomi, s’il a le moindre espoir de trouver sur l’autre rive un con bien chaud. » Valerie Solanas ne lésine pas sur la provocation pour nous mettre la verge, donc notre ego, bien au chaud dans le kangourou, dans la merde et le vomi. On peut sourire devant une telle diatribe, mais ce serait intéressant de la tester auprès d’un groupe de jeunes bien installés dans leur virilité. Pour dépasser le stade de la provocation stérile, on pourrait travailler le sens de l’autodérision vis-à-vis du patriarcat et l’esprit critique pour offrir une distanciation salvatrice avec notre éducation genrée.
Mais au collège et au lycée, est-on suffisamment armé pour encaisser ce qui va remettre en cause les fondements de la place de l’homme dès la cour de récré : le fait de porter haut et fort ses couilles ? Oui, à condition que le boulot soit initié par les parents ou par les tuteurs dès le premier âge. Combien de fois ai-je entendu que, lors d’un rapport sexuel, c’est le mec « qui fait tout », « qui travaille », « qui conduit les ébats », signifiant clairement que les femmes ne sont qu’un obscur objet du désir, juste un con bien chaud prêt à l’emploi « sur l’autre rive ». Même si beaucoup ne font que fantasmer leurs futurs ébats, ils envisagent ainsi leur sexualité, parce que le porno hétérocentré en assure la promo et que nombre d’aînés se cachent derrière cette image du mâle dominant tout-puissant, toujours prêt à « baiser, baiser ». L’expression « la meuf s’est fait baiser », très usitée, est symbolique de cette relation où seul le mec s’octroie le droit d’être acteur de sa sexualité.
« Baiser, c’est pour lui [le mâle, ndlr] une tentative désespérée pour démontrer qu’il n’est pas passif, qu’il n’est pas une femme. Mais il est passif, et meurt d’envie d’être une femme. »
Solanas fournit de quoi envoyer du débat ! Il y a fort à parier que, passé le moment de sidération, peu de garçons cisgenre se vanteraient d’une envie de transition. Mais la provocation peut virer à l’invitation à explorer les champs du masculin et du féminin, à les polliniser en mode non genré. Soyons même déraisonnables : on pourrait, alors, pondre une sorte de « Keum Manifesto », en miroir du Scum, qui pourrait débuter sur un révolutionnaire « ni hommes, ni femmes, tous non binaires et égalitaires ! ».
« Étant donné la nature totalement égocentrique de l’homme et son incapacité à communiquer avec autre chose que lui-même, sa conversation, lorsqu’elle ne porte pas sur sa personne, se réduit à un bourdonnement impersonnel […] La “conversation intellectuelle” du mâle […] n’est qu’une tentative laborieuse et grotesque d’impressionner les femmes. » La pamphlétaire nous exhorte à convoquer l’altruiste que nous fûmes et que nous avons bien rangé au rayon féminin de nos émotions. Communiquer, c’est partager et non s’écouter. Récemment, lors d’un spectacle d’improvisation pour collégiens auquel j’ai assisté, la comédienne se plaignait que seuls les mecs réagissaient. L’occupation de l’espace, physique ou verbale, est au cœur des questions d’égalité. Pourquoi les filles se sentiraient illégitimes à intervenir, s’excuseraient de le faire, subiraient systématiquement les critiques, se verraient couper la parole sans cesse. Parce qu’elles l’acceptent ? Non, parce qu’on les a formatées pour adhérer. La segmentation des genres dans l’éducation est une catastrophe. Concernant la parole, il faut faire comprendre très tôt, que manterrupting et mansplaining sont deux plaies qui suintent la discrimination. Notre Keum Manifesto ne saurait faire l’impasse sur cette condition essentielle du vivre ensemble.
« Ceux qui sont en haut de l’échelle veulent y rester […] La “révolte”, chez les hommes, n’est qu’une farce. Nous sommes dans une société masculine, faite par l’homme pour satisfaire ses besoins. »
Hommes féministes, militants de l’égalité, nous devons nous interroger sur la motivation de nos engagements. Suis-je prêt à perdre mes privilèges ? Ai-je le sentiment d’en profiter ? Mon discours est-il sincère ou répond-il à une volonté de séduire, de me valoriser ? On ne déconstruira pas sans avoir pleine conscience de notre condition d’oppresseurs. Beaucoup de mecs ne l’acceptent pas, s’enorgueillant d’être non sexistes, faisant fi du rôle que la société nous octroie dès notre naissance. En tant qu’éducateurs, c’est notre job de pointer ce privilège, d’inviter à s’en dédouaner. Cela doit être notre priorité.
Solanas nous balance que « si les femmes ne se remuent pas le cul en vitesse, nous risquons de crever tous ». J’ajouterai que si les hommes ne font que les mater en train de remuer le cul, nous risquons de crever tous. Les mecs doivent être moteurs du changement.
On pourrait se servir du Keum pour démontrer que l’homme peut être autre chose que Scum, soit « égocentrique, prisonnier de lui-même, incapable de partager ou de s’identifier à d’autres ; inapte à l’amour, à l’amitié, à l’affection, la tendresse ». Le petit d’homme a juste besoin qu’on lui montre le chemin, sans injonctions à la domination. « Ce que Scum veut, c’est démolir le système et non obtenir certains droits à l’intérieur du système. » Keum approuve et pense que tout est à reconstruire. Mais il a besoin qu’on soit des milliers à le penser. Et surtout à l’appliquer.
DR KPOTE
* Scum Manifesto. Association pour tailler les hommes en pièces, de Valerie Solanas. Traduit de l’américain par Emmanuelle de Lesseps. Éd. Mille et une nuits, 2005.