Une fois qu’une lutte a décroché sa « Journée mondiale », elle finit par déserter la rue pour des cérémonies protocolaires, où des gens influents s’échangent des pin’s, le pétillant à la main. Le 1er décembre, journée dévolue à la lutte contre le sida, n’a pas échappé à la règle et le terrain se sent orphelin des militants, remplacés par des jeunes en service civique pas toujours rompus aux débats de stand. Pour fuir les grand-messes, j’étais, le 1er décembre 2018, en Seine-Saint-Denis, dans le hall d’un foyer de travailleurs étrangers aux peintures défraîchies. En attendant mes deux partenaires de prévention, deux femmes d’origine congolaise, la secrétaire m’a expliqué que depuis qu’ils accueillaient des migrants en urgence, l’ambiance était plus délétère, les différentes ethnies exportant leurs conflits dans leurs maigres bagages.
Avec leurs sacs débordant de capotes et de dépliants Trod (test rapide d’orientation diagnostique du sida), les deux bénévoles ont fait une arrivée remarquée. Nous avons installé une table et trois chaises au milieu du hall afin de capter les usagers à leur retour du travail. « La prévention vient à eux qui sont si loin de tout », a soufflé Rosine*, la plus expérimentée. Les deux femmes ont évoqué l’essor de la prostitution au foyer, de jeunes Africaines de l’Ouest y ciblant une clientèle esseulée pas vraiment rompue aux matchs de cul sur Tinder. Contrairement aux idées reçues, la plupart des migrants sont exposés aux infections sexuellement transmissibles dans le pays d’accueil et n’arrivent pas déjà contaminés. La précarité, la discrimination, la solitude n’invitent pas à se soucier de sa santé sexuelle.
Pour accrocher les usagers, Rosine les invite à « parler santé » sans citer le VIH, trop anxiogène. Victoria*, l’autre militante, tend une capote à un quinqua en lui expliquant que son âme est à l’intérieur : « Si tu retournes au pays et que tu contamines ta femme, elle ne te le pardonnera pas ! » L’adultère étant entériné, il convenait donc d’éjaculer dans une âme bien lubrifiée pour expier au purgatoire conjugal. Leur côté évangéliste en mission était gênant, mais comme je jouais à l’extérieur, je l’ai bouclée. « La lutte continue, la lutte continue », psalmodiait la prêtresse Rosine, tout en rangeant le matériel à disposition.
Tous les damnés de la terre ont défilé dans le hall. Avec une base de français pimentée de lingala, d’un soupçon d’arabe et de yaourt anglais, les deux chargées de prévention pouvaient chasser le chlam (comprenez : le chlamydia) jusque dans le trou du cul du monde. Un Algérien un peu las de sa journée nous a fait partager sa tristesse d’avoir perdu son CDI. Il a refusé les capotes, sa baisse de revenus entraînant un désintérêt des femmes à son égard. Victoria lui a rétorqué, non sans malice, que l’argent économisé lui permettra d’envoyer des cadeaux à sa femme au pays. Très hétérocentrées, elles rappelaient que pour « aller avec les femmes, il fallait mettre le condom pour se protéger du sida et des hépatites ». Comme je leur signalais que c’était aussi valable pour les homosexuels, l’une d’elles m’a invité à la censure devant les musulmans. J’ai senti, à son intonation, qu’il ne fallait pas déconner avec Allah et que l’heure n’était pas au débat. Un très jeune Afghan s’exprimant en pachtoune a fait le plein de préservatifs sans avoir rien demandé. « Si tu veux une femme, il faut ça ! » lui a martelé Victoria en lui remplissant les poches.
Le temps passant, elles se sont faites plus autoritaires, surtout avec un groupe de vieux Maghrébins en route pour la mosquée
« Ne ramenez pas la maladie au pays !
- Non, jamais ! J’ai quitté le pays sans maladie, j’y reviendrai sans.
- Aaah, c’est bien ! Hamdoulilah ! [Grâce à Dieu, ndlr]) », ont-elles répondu en chœur, prêtes à toutes les conversions pour fourguer du condom.
Elles m’ont expliqué que, par pudeur ou par déni, les jeunes prostituées étaient surnommées les « assistantes sociales », ouvrant donc pour leurs usagers le droit au RSS, le revenu de solidarité sexuelle. Ces filles de passage réclament souvent des préservatifs internes. « On en donne aussi aux hommes africains qui ont de gros trucs », m’ont-elles assuré. Comme je leur répondais en évoquant le stéréotype de la poutre de Bamako dans le porno, elles ont pouffé en me certifiant, clin d’œil à l’appui, qu’il y avait un peu de vérité dans les clichés. Ça m’a rappelé ce moment très Top Chef où un ado avait balancé à un autre que sa mère pouvait « faire chauffer du maïs dans sa chatte » à force de prendre du gros calibre. Choquées par tant de vulgarité, elles m’ont demandé s’il m’arrivait de me « laver les oreilles avant d’aller prier » ! J’ai signifié que je préférais me faire du pop-corn devant la télé.
Victoria a intimé à l’un de ses frères congolais de ne pas « engrosser une femme ici » sous peine d’action en justice. « Que diraient ta femme et tes enfants au pays, si tu payais 120 euros de pension à une autre ? » Je n’ai jamais su d’où elle sortait cette somme, mais ça sentait le vécu.
La prévention de terrain à la sauce Victoria et Rosine ne s’embarrasse pas des dogmes éducatifs. Elles vont là où plus grand monde ne s’aventure, et même si la prévention par la peur et les injonctions à la fidélité offrent des résultats à très court terme, leur engagement n’en est pas moins courageux. Alors, malgré nos divergences, bokende bolamu [bonne route] camarades ! Et gaffe aux poutres !
Dr Kpote
kpote@causette.fr
* Les prénoms ont été modifiés.