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Dr Kpote et Mr Sexuel
Je me déplace dans les lycées pour y rencontrer les jeunes, mais ce sont les adultes qui m’invitent et m’accompagnent. Sur des sujets aussi sensibles que la sexualité ou les conduites addictives, eux aussi ont leurs propres représentations, et celles-ci transpirent parfois malgré leur obligation de neutralité.
Je me souviens d’un prof qui, pour faire la blague, m’avait interpellé avec un soupçon de mépris : « Ah !voilà Mr Sida ! Ah, ah ! » Quand je lui ai rétorqué que j’étais effectivement séropo et qu’« avoir le sida comme carte de visite, je m’en passerais bien »,j’ai senti son monde de suffisance s’écrouler sous les regards outrés de ses collègues. Malgré ses excuses, je l’ai planté là avec ses regrets, sans lui avouer mon mensonge. Il a pu ainsi tester un vrai message de prévention : la séropositivité avançant généralement masquée, il convient de ne pas s’en moquer à la volée.
Suivant la capacité des élèves à encaisser l’information ou, plus sûrement, celles des adultes à l’assumer, l’établissement change l’intitulé de mes animations. Celles-ci deviennent tour à tour « conférence sur le sida », « information sexualité », « échanges sur la vie amoureuse » ou« un sujet qui devrait vous intéresser. Allez, je vous laisse avec le monsieur ». Parfois, on réserve la surprise pour éviter tout débat avec l’au-delà et s’assurer de la présence des élèves. Du coup, on entretient les tabous et je perds un bon quart d’heure à rassurer toutes les sensibilités.
Le premier contact se fait à la grille et signaler aux surveillants que je viens causer drogues au milieu d’un nuage de fumée et d’élèves peu pressés me vaut des regards chargés de pitié, genre « pauvre vieux, c’est pas gagné ».
À l’intérieur, les infirmières sont mes guides. Je les suis comme le messie dans les longs couloirs de ces immenses paquebots échoués que sont les lycées. En général, la salle réservée est toujours squattée par un cours qui a débuté malgré les plannings maintes fois déposés dans les casiers. À l’école comme dans les prisons, on est confronté à la surpopulation.
Les infirmières respectent la confidentialité, même si j’en ai croisé une, plus cancanière que la moyenne, qui, tout en me listant les enfants de VIP fréquentant son bahut parisien, me confiait ses soupçons de défonce liée à la vie de bohème de leur « people »de parents. Ça peut servir un jour, si je veux bosser à la télé.
Dans le genre « je te mets au pied du mur et prouve-moi tes qualités de grimpeur », une autre m’avait lâché juste avant d’entrer en classe : « Ah ! j’ai oublié de vous signaler qu’il y a plusieurs garçons qui ont été arrêtés pour un viol collectif. Leurs copains sont très remontés contre la fille qui a porté plainte, mais vous avez l’habitude de ce genre de situation, non ? » Ben, voyons. Autant dire tout de suite que j’ai refusé d’animer parce que parler du consentement et de la relation à l’autre avec des mecs dont les frères de survêt sont en garde à vue « à cause d’une salope qui l’avait bien cherché », c’est du foutage de prévention. Refusant de jouer les urgentistes façon « cellule de crise » sur W9, nous ne sommes pas restés bons amis.
Je me souviens aussi d’un prof remplaçant, le genre barbu au niveau du cul, qui, tout en ignorant la main tendue et le regard de l’infirmière, voulait déserter en me laissant la responsabilité de sa classe en toute illégalité. Celui-là, je ne me suis pas gêné pour le rappeler à l’ordre, et il a dû se cogner les vérités sur la virginité et la parité pendant deux heures. J’ose espérer qu’en tant que remplaçant il continue de cirer le banc.
Mais il y a aussi des profs engagés qui me signalent, par exemple, qu’ils viennent de finir un travail en français sur des textes LGBT américains ou le procès de Bobigny *. Parfois, il convient de tempérer un peu leurs prises de parole qui pourraient les mettre en danger. J’ai eu quelques mots avec celui qui invitait les mecs à s’imaginer avec un sexe dans la bouche pour mieux appréhender l’engagement que nécessite une fellation ! Ce n’était pas la meilleure porte d’entrée pour aborder sereinement l’homosexualité. J’ai une pensée émue pour un jeune prof exalté qui avait fait son coming out en plein débat homophobe et qui allait probablement se le traîner toute l’année. Et que dire de celui qui avait balancé à des élèves qui s’appuyaient trop sur la pudibonderie des écritures que Mahomet se tapait des putes ?Assurément, un fonctionnaire qui plairait à Farida Belghoul et ses potes de la « journée de retrait »…
Certains adultes ont tendance à s’emballer sur des sujets où les élèves semblent timorés, en oubliant que, contrairement à moi, ils restent toute l’année. Je pense à cette prof très participative lors d’un débat sur la masturbation féminine. On imagine aisément les gamins ricaner à la cantine : « Tu vois la prof là, avec le plateau, eh ben, elle se touche le clito. »
Ça fait des années que je partage ce fameux statut d’intervenant extérieur avec le toxico repenti, la rescapée d’Auschwitz ou les gynécos du planning, ce statut signifiant que, même si je ne suis que de passage, certains ne m’oublient pas. D’ailleurs, un jour où je me baladais tranquillement en civil dans Paris, deux jeunes m’ont apostrophé comme un pote de quartier : « Hé, Mr Sexuel, vous avez encore des capotes? » devant mon fils interloqué.
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Commentaires
Bonjour M. Kpote ! Lycéenne de 17 ans, je vous ai connu grâce à Causette, et je suis bien contente d'avoir trouvé votre blog ! Je souris souvent en vous lisant (bon, sourire parfois un peu désespéré, surtout quand vous relatez des cas difficiles ou un sexisme aussi dur à décoller qu'un chweengum)... il n'y a pas d'interventions de ce type dans mon lycée, et je trouve ça dommage, ça poserait pourtant certaines questions tout à fait dignes d'intérêt... En tout cas, merci pour votre témoignage et votre travail !