• D’ de Kabal : le laborantin du masculin

    Slameur, musicien, acteur, écrivain et 43 ans au compteur, D’ de Kabal devrait se balader avec un panneau « attention, chutes de mots », pour signaler ses idéaux constamment en travaux. Après avoir repéré les chroniques du Dr Kpote dans Causette, D’ m’a contacté pour évoquer ses « laboratoires de déconstruction et de redéfinition du masculin par l’art et le sensible ». Un intitulé à la Dali sur un sujet qui n’a rien de surréaliste.
     
    Il suffit de lire les commentaires sur les fils d’actu féministes pour constater que nombre de mecs se raidissent face aux nouveaux enjeux égalitaires. Au regard de nos engagements respectifs, D’ et moi ne pouvions qu’être d’accord pour acter l’urgence de s’interroger sur la condition masculine. Son idée de laboratoire de déconstruction tombait donc à pic. Aussi, un an après nos premiers échanges, quand il m’a convié au débrief de celui-ci, sur ses terres, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), j’étais curieux de rencontrer ces pionniers d’un « autre masculin ». Dans un studio d’enregistrement, nous étions une bonne vingtaine, hommes et femmes ayant tous des affinités diverses et variées avec D’, assis en cercles concentriques, à avoir bravé la canicule de juillet. Après un slam d’accueil, D’ s’est installé aux machines pour orchestrer les mots à venir. Six ou sept hommes, tous quadras, ont ensuite transmis au groupe, à tour de rôle, leurs fêlures héritées de la transmission patriarcale. Plus ou moins à l’aise avec l’écriture, selon leur cursus, ils ont tous fait état, avec beaucoup de sincérité, d’une masculinité pesante. Celle-ci a pris, tour à tour, les visages de pères violents et sans concessions, les regards pleins de préjugés portés sur les musulmans de banlieue, assignés « machos », ou les rides d’expression barrant le front d’un mec s’interrogeant sur le bon équilibre de son couple. Plus surprenant, un jeune homme aux allures de Sam Cooke 1 nous a parlé de son orientation professionnelle dans le porno, en rupture totale avec les idéaux de son pasteur de père, et de cette révélation que le masculin a tout à gagner à s’affranchir du génital. Tous ont fait part de leur quête d’une masculinité plus en accord avec leurs vraies sensibilités, dédouanée des injonctions de la société, et, puisqu’on parle de laboratoire, l’alchimie a vraiment opéré. Dans le public, une femme qui avait vécu les groupes de parole non mixtes des années 1970 a chaleureusement invité tous ces hommes à faire perdurer cette nouvelle réflexion autour de leur condition. J’ai senti que D’ était rassuré sur la véritable utilité de ce travail amorcé.
     
    Préparer la riposte
    D’ vient du groupe de rap Kabal, qui a tourné avec Assassin au milieu des années 1990. Il est né à Paris, mais s’est enraciné à Bobigny depuis quarante ans. Son pseudo, D’ – qui s’écrit D prime, mais se prononce D –, fait référence aux dés à six faces, illustrant son imprévisibilité artistique et ses multiples facettes. Mais D’ de Kabal, c’est surtout une voix. Quand il déclame, il prend un timbre guttural, un rien métallique, s’accordant à merveille avec ses textes au scalpel, dans lesquels il décrit la ghettoïsation des quartiers, ou condamne les maux d’une société à deux vitesses, sans jamais tomber dans la facilité vulgaire du rap mainstream. Au premier abord, le mec impose son physique, du genre massif. Mais la montagne est accidentée et, à l’image d’un volcan au bord de l’éruption, D’ partage à fleur de peau, à travers ses tatouages, les cris sourds de ses profondeurs.
    Quelques jours après la séance de débriefing, à Bobigny, nous sommes à une terrasse de café, porte de Pantin, près de la Cité de la musique, lieu symbolique où le 9.3 vient s’échouer dans un Paris périphérique et artistique pas encore trop gentrifié. On évoque rapidement l’actu de sa compagnie, Riposte, pour basculer sur la raison de notre rencontre : la question des rapports homme-femme sur lesquels il travaille et que j’aborde dans mes animations de prévention. La différence de traitement entre les filles et les garçons dans notre société est devenue une source d’inspiration dans le travail de D’ : « La question des inégalités s’est imposée dans ma sphère privée. Pourquoi c’est plus compliqué de laisser ma fille sortir le soir ? Pourquoi je la mettrais en garde sur sa sexualité, tandis qu’il y aurait une espèce d’injonction invisible qui ferait que je ne le ferais pas avec mon fils ? » Du coup, le slameur, en fin observateur de la vie de ses quatre enfants, a développé une sensibilité au féminisme plutôt rare dans le milieu.
    En 2015, il écrit et joue L’Homme-femme : les mécanismes invisibles, une pièce dans laquelle un homme, seul sur scène, s’interroge sur son identité. D’ de Kabal y décrit alors une forme d’intégrisme masculin, qui « autorise la prise indue de pouvoir, la domination, l’humiliation, la soumission de l’autre. L’intégriste masculin maquille cela en ce qu’il aime appeler “le rapport de forces”, conduit par son désir et uniquement le sien. » C’est sur ce texte très radical sur le genre, une sorte de King Kong Théorie inversé, qu’il débute son travail de déconstruction du mâle dominant. Sur scène, il exhume la part de « violence quasi muette, mécanisme invisible, et donc difficile à localiser, la partie immergée de cet immense bloc glacé que nous portons en nous et qui transit nos consciences ». Sur les planches, D’ passe du masculin au féminin, dans ses mots et avec son corps, sans artifices. « C’était intéressant de poser ça avec mon gabarit. Je me transforme en femme, de dos, simplement en détachant mes dreadlocks. Passer d’une posture d’homme à celle d’une femme m’oblige à aller chercher une autre sensibilité. »
     
    Les mécanismes invisibles
    Chez D’, il y a un fond de culpabilité qui transpire dans nos échanges. Parfois, on sent ses solides épaules s’affaisser sous le poids des violences faites aux femmes, comme s’il en partageait la responsabilité par le simple fait d’être assigné homme. Puis, en abordant le consentement au masculin, sujet totalement occulté par la société, D’ m’a ouvert les affres de son passé. L’abus sexuel subi à l’âge de 9 ans par une femme. Il lui a fallu quinze ans pour intégrer l’idée qu’il avait été violé dans son corps, son esprit. D’ poursuit : « Je suis un mec qui écrit, qui cogite, mais ça, c’était resté enterré profondément. Le truc m’a sauté en pleine gueule alors que j’allais être père. » Comme à beaucoup de garçons, on lui a enseigné à taire la douleur et à ne pas se présenter en victime. « Il y a quelque chose de très ancré dans le tissu sociétal, l’éducation, sur l’impossibilité de la plainte chez les mecs », souffle-t-il.
    Sur le sujet éminemment sensible du viol, D’ se livre sur la pointe des pieds. Pas question de faire le grand numéro des male tears 2, ces mecs qui réclament l’attendrissement des féministes, D’ refusant de « voler » une place de victime aux femmes. Ce sentiment l’amène à constamment faire valider son travail par sa compagne ou ses amies féministes, cautions indispensables. « Après la pièce, il s’est passé un truc absolument ouf, les filles ont débattu, mais les mecs se sont tus. » L’approche sensible des problématiques d’affectif, de relationnel et de sexualité, ça coupe la chique aux hommes, pas préparés à échanger sur le sujet.
    Pour répondre au silence des hommes, D’ a donc invité la parole. Mais pour que cela fonctionne, il fallait qu’elle soit accompagnée et protégée. Il avance son idée de laboratoire à ses potes. Ils sont cinq à être partants. La première rencontre dure deux heures trente. « Ça a été la claque de ma vie, résume D’. On a identifié un schéma dont personne ne parle : la part sensible cachée des mecs. » Il n’y a pas eu de round d’observation. Le groupe se confiant des choses très personnelles, un flot d’émotions les ­submerge. « Par contre, la deuxième séance a été ­difficile à caler. Comme le saut en parachute, c’est toujours la deuxième fois la plus difficile. »
    Brahim, 47 ans, un vieux pote de D’ à Bobigny, comédien et responsable d’un service d’animation pour seniors, est de ceux-là. Au téléphone, il me livre ses impressions : « Dans le labo, on s’aperçoit qu’on n’est plus seul et ça te file la patate. D’, physiquement, c’est un guerrier que tu as envie de suivre. Le poids de l’image du masculin dans cette société est tellement balèze qu’on ne peut pas en parler. Le labo m’a transformé. Avant, je contournais les sujets sensibles, je me cachais. » Brahim continue en expliquant que, dans sa famille, l’homme est « procréateur, taffe et ramène la thune ». En dehors de ça, « il pose son cul sur le fauteuil », et c’est sa femme qui fait le reste. Il poursuit : « Moi, j’étais programmé pour devenir ce genre d’homme, pour mettre ma femme à ma botte. Le labo m’a éclairé. Quand l’amour a frappé à ma porte, j’étais largué entre mon éducation et le poids du quartier. Dans mon environnement social, on n’était qu’entre couilles. Alors, tu joues le bonhomme. »
    Fort de la réussite du groupe test, D’ lance les inscriptions via sa page Facebook pour étoffer et multiplier les groupes. Le temps n’est pas au militantisme, mais les graines semées peuvent faire bouger les lignes, il en est persuadé. D’ailleurs, Fabien, comédien de 43 ans, joint lors du Festival d’Avignon, me dit mesurer déjà les premiers effets de la déconstruction sur ses relations aux autres. Il poursuit : « Quand j’étais gamin, je ne voulais pas faire de foot, mais de la marche athlétique, où le déhanchement génère des insultes homophobes. Si tu ne rentres pas dans les normes des autres garçons, on te féminise. » Ces fameuses normes du masculin ont obligé Fabien, enfant, à refuser de faire de la danse et à aduler John Wayne, icône machiste. Il le regrette aujourd’hui. « Dans le labo, on essaie de sortir du conditionnement des normes. Les mecs viennent de milieux totalement différents, mais ils ont une volonté commune de s’interroger. » La société conditionne l’homme à la violence. L’ADN commun des participants du laboratoire tient dans la volonté de faire voler en éclats cette idée reçue. Fabien, comme les autres, a envie de faire le tri entre ce qui vient réellement de lui et ce que la société lui impose. Il reprend : « Avant de rencontrer D’, j’avais entendu Despentes, qui reprochait aux mecs d’être vachement longs à prendre en charge ce qui les concernait. Elle citait le viol. C’est bien à nous de régler ce problème. Au laboratoire, grâce à D’, on est devenus des révolutionnaires de l’intime. » La question du désir masculin est récurrente dans les laboratoires. D’ le souligne : « 90% des mecs m’ont dit que ce n’est pas la pénétration qui les rend le plus ouf. Ils répondent à ce qu’on attend d’eux. On leur demande de prêter attention au consentement féminin alors qu’ils ne savent même pas l’identifier chez eux ! Régler les problèmes de violences, ça commence à cet endroit. »
     
    Le temps du manifeste
    Chez D’, toutes les luttes se télescopent et ses racines antillaises, noires, nourrissent de leur sève les bourgeons de son nouveau combat. « Tu as des gens qui se réfèrent à la créolité, à Césaire ou Glissant pour poser un socle sur lequel ils construisent leur identité noire. De la même manière, la pensée féministe doit nous servir aussi de fondation pour nous construire en tant qu’hommes. » En présentant le féminisme comme le socle référent pour construire la nouvelle masculinité, D’ raille ces « groupes virilistes, centrés uniquement sur leur petit pouvoir phallique, comme Soral ou les masculinistes, et qui redoutent leur émasculation sociale ». Comme nous constatons ensemble que les hommes sont sur un terrain vierge sur les questions du corps, de la sexualité, D’ se fait plus incisif : « Les féministes nous ont ouvert le chemin. Si elles n’avaient pas travaillé sur le désir, le consentement, on ne se serait jamais posé ces questions-là. On doit prendre le relais, si on veut une société plus égalitaire. On devrait se dire : c’est quoi, les cent questions fondamentales que les féministes se sont posées sur leur condition, et tenter d’y répondre à notre tour en tant que mecs ! »
    Autour de nous, la terrasse s’est remplie, mais D’, tout à sa révolution, continue : « Il faut que je te montre mon dernier clip. Ça s’appelle Cris sourds part 2. » Il sort son téléphone, me le tend avec les écouteurs. J’ai tout de suite pensé à une sorte de manifeste. Quand je le lui ai signifié, il s’est tu, puis m’a répondu : « Un manifeste… Putain, c’est ça. Il faut trouver des signataires. » Dans le clip, D’ interpelle la communauté des hommes qui, si elle se cloître dans ses fondements actuels, est vouée à disparaître.
    « Il y a une notion que nous sommes de plus en plus nombreux à désavouer : être un vrai homme ! / Au regard de ce que cela implique, être un vrai homme, nous n’en voulons pas. / Un vrai homme est un mensonge, un leurre, une foutaise… / Je ne veux pas être un vrai homme. Je veux être un homme véritable. »
    Quelque part en Seine-Saint-Denis, il y a une poignée d’hommes véritables qui ne demandent qu’à faire des petits. En tout bien tout honneur.
     
    1. Chanteur de soul américain des années 1970.
    2. Male tears, littéralement « larmes d’hommes », désigne les plaintes masculines qui accusent les féministes de misandrie et de suprématie féminine.

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