• A. refusait de prendre un traitement. Elle avait connu les années AZT et la première génération d'antirétroviraux, qui avaient eu, à son avis, pour unique résultat une cohorte de zombis partis dans la douleur. Souvent, à la manière du Patchwork des Noms, elle m'égrainait la liste des potes disparus en me fixant bien pour ajouter du poids à sa litanie. L'arrivée des trithérapies en 96 n'avait rien changé à son point de vue : « Les médocs, c'est de la saloperie. Les malades sont des souris pour les labos, qui ne pensent qu'à se remplir les poches... ». Sa trithérapie, prenait la poussière sur l'étagère de ses toilettes : tout un symbole. Personnellement, j'ai toujours pensé que comme beaucoup de toxicos ou ex-toxicos, A. entretenait un rapport ambigu avec la médecine et les médicaments. À force de gober tout ce qui passait, les gélules étaient plus associées à la défonce qu'à la guérison. D'ailleurs, j'ai toujours vu des boites de Rohypnol traîner au pied de son lit. Elle fumait des Bob Marley sans filtres en continu et de temps à autre se servait un petit « sky », histoire d'entretenir la brume qui l'entourait.

    A. était dans le déni de la maladie : elle se savait contaminée mais ne l'acceptait pas. La faute en incombait aux autres. Dans son cas, il s'agissait des parents de son ex. En effet, elle estimait que les parents d'E. étaient au courant de la séropositivité de leur fils et qu'ils n'avaient rien fait pour l'avertir. J'ai pensé qu'elle devait drôlement être sous l'influence de ce type, puisque même après sa mort, elle n'osait lui adresser des reproches. D'ailleurs, les vioques, ils allaient payer. Et pour mieux me le prouver, elle prenait régulièrement le téléphone, composait leur numéro, hurlait les pires insanités et raccrochait.
    Ces moments d'hystérie étaient impressionnants. Elle changeait véritablement de visage, ses traits se déformant en un rictus digne des pires films à fort taux d'hémoglobine. Elle refusait la séropositivité et les autres lui servaient d'exutoire, de cibles à abattre... Ils représentaient le VIH, ce putain de virus qu'elle ne pouvait matérialiser et à qui elle aurait volontiers tordu la structure ADN. Je lui servais de témoin, cautionnant par ma simple présence, sa version de la cause de sa mort annoncée. Insulter les parents d'E., lui évitait de se poser les vraies questions sur les conditions de sa contamination : l'abandon du domicile conjugal, la défonce, les prises de risques...

    Le problème était que, sans traitements, le virus commençait à gagner la bataille. Elle était tout le temps crevée, contractait des zonas à répétition, s'amaigrissait sans cesse. A. avait un boulot physique : elle « montrait son cul dans les peep-shows à des pauvres mecs juste bon à se branler ». Les périodes où elle était trop fatiguée, amaigrie, les dealers de viande lui signifiaient qu'ils ne voulaient pas d'elle en vitrine. L'amateur de branlette en cabines veut des formes et la maigreur, vue du Kleenex, est plus à pleurer qu'à éjaculer.

    Je commençais à entrevoir le pourquoi du comment de l'accompagnement : travailler sur l'acceptation de la maladie et la prise de traitement, la révélation de sa séropositivité à ses enfants, lui redonner l'envie de se nourrir correctement... Sa situation sociale étant très précaire, je décidais de contacter l'assistante sociale d'une autre association qui proposait un portage de repas à domicile et une aide-ménagère aux personnes infectées trop fatiguées...

    Malgré la noirceur du tableau, A. était très attachante. Au-delà du pathos qui se dégageait de son histoire, elle avait une volonté impressionnante de bouffer la vie. L'énergie du désespoir ? Elle était drôle, ponctuant ses phrases d'un argot à <st1:PersonName productid="la Audiard" w:st="on">la Audiard</st1:PersonName>, teinté de tranche de rues. Elle savait être d'une compagnie très agréable et se mettait en quatre pour me recevoir au mieux. Je passais la voir une fois par semaine et nous nous apprivoisions l'un l'autre. Finalement, le psy de l'association avait vu juste : ça collait...


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  • Surfin'Bird - The Trashmen

    "J'ai un Mickey Maousse / Un gourdin dans sa housse / Et quand tu le secousses / Il mousse"... Gainsbourg est mort en 91 (et oui, ça ne nous rajeunit pas) mais il fait toujours des émules dans les jeunes générations. Pour preuve, un jeune homme d'une classe de BEP électronique dans le Xéme à Paris, qui m'a cité le « liquide vaisselle » comme liquide pouvant transmettre le virus du sida... Certes, la plaisanterie a permis de détendre l'atmosphère, mais à l'hilarité, a rapidement succédé le scepticisme, voire l'angoisse quand celui-ci a déclaré en avoir utilisé comme lubrifiant sur son préservatif !
    - « Et elle n'avait pas la chatte qui faisait des bulles, ta meuf, » lui lâche un de ses potes.
    - « Non, mais je l'ai bien récuré... »
    Comme quoi, à force de se l'évier des gonzesses, les hommes préfèrent les bondes...

    Pour info, l'utilisation d'autres produits que le lubrifiant rend le préservatif poreux. Autrement dit, tout ce qui est microscopique (spermatozoïdes et virus) passe au travers...


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  • (...) J'ai finit par suivre le blouson à frange. Elle, dans les escaliers, c'était un peu la Tour de Pise, un mélange de fragilité penchée et de fantastique résistance aux éléments. Les enfants, un garçon de 10 ans et une fille de 8, étaient devant la télé... Comme convenu, elle me présente comme un pote. Les enfants n'ont pas eu l'air surpris. Ils ne m'ont pas calculé. Elle m'offre un café. Elle m'indique d'un mouvement de menton la cuisine, seule pièce indépendante dans son studio. Elle ferme la porte derrière nous et tout en m'appuyant sur le frigo, je lui laisse la liberté d'entamer la discussion. Le café me perfore l'estomac. J'ai compris par la suite que nous n'avions pas le même étalon pour le dosage des produits. Le monologue a duré une bonne heure. A. m'a raconté, que dis-je vomi, sa vie. Tout ce qu'elle avait gardé en elle depuis tant d'années est sorti sans ponctuations : son enfance marquée par les violences sexuelles de son père alcoolique sa mère qui a lâché très tôt le domicile familial la rencontre avec le père de ses enfants les virées avec un pote toxico et son abandon du domicile pour un road-movie qui aura pour conséquence, sous fond de défonce, l'incarcération de son nouveau compagnon et la découverte de sa séropositivité la mort en prison de celui-ci le rejet de sa famille la prostitution et aujourd'hui des strip-tease dans les quartiers chauds de la capitale ou les Eros Center de Belgique...

    J'ai commencé l'histoire de sa vie debout contre le frigo, puis je me suis laissé glissé doucement comme un magnet qui aurait vu sa force d'attraction diminuer puis s'épuiser totalement, au rythme des histoires d'A. J'en avais froid dans le dos. J'ai finit allongé par terre, sonné par toutes ses révélations. Elle parlait fort et je reste persuadé que les enfants en ont entendu une partie. C'était, je crois, une manière pour elle de s'adresser aussi à eux. Je lui servais d'amplificateur. Après s'être déchargée de son sac à dos familial, elle semblait apaisée.

    - Je crois qu'on va bien s'entendre. Il faut que tu y ailles parce que je dois raccompagner les enfants chez leur père
    Je n'avais rien dit, ou presque. J'avais appliqué à la lettre le counselling tel qu'on nous l'avait enseigné en formation. Un peu penché en avant (du moins au début), je montrais une grande attention à ce qui était dit, me contentant d'appuyer sur des mots clés, respectant les silences, brefs mais remplis de sens. J'étais sonné. Le cerveau rempli d'images sordides. Une fois dehors, je me suis dirigé, tel un automate vers le premier café et j'ai commandé un cognac. C'est la seule fois de ma vie où j'ai bu autre chose qu'un demi au comptoir. Je crois que j'avais besoin d'une bonne dose de digestif pour soulager mon estomac et anesthésier un peu mes synapses qui chauffaient sous le scalp.

    Le lendemain, le psy de l'association m'a appelé
    - Alors, comment s'est passé ce premier contact ?
    - Chargé.
    - C'est-à-dire ?
    Je lui balance en vrac tout ce que m'avait dit A., histoire de ne pas lui renvoyer l'ascenseur à vide, au professionnel de l'émotionnel.
    - Bon, je vois... Je compte sur ta présence au groupe de soutien mardi soir.
    C'était sûr : je n'allais pas faire réunion buissonnière. (...)


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  • Une voisine qui ne m'avait jamais parlé avant mon passage au JT de 20 heures pour le Sidaction (c'est vrai que ça date mais elle n'avait pas réussi à caler ses virées poubelles sur les miennes) :

    " Ah, vous tombez bien. Je vous ai vu sur France 3. Vous êtes dans le sida."


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  • La saison 1 des tribulations du Dr Kpote étant sur le point d'ouvrir une parenthèse, pour cause de fin d'année dans les lycées et CFA, je me suis dit qu'il fallait tout de même perfuser mon blog afin de lui éviter les soins palliatifs, puis le cyberarium (pour reprendre une expression de Nuclear qui m'a beaucoup plue).

    Il y a quelques années, dans le cadre de mon boulot dans une association de lutte contre le sida, j'ai accompagné une jeune femme, que je nommerais A. comme la première lettre de son prénom, dans sa lutte contre le VIH et les discriminations. Cette rencontre n'aurait jamais eu lieu sans cette saloperie de virus, tant les lignes de nos vies s'étendaient en parallèle vers l'infini. Je me suis toujours dit que je raconterais un jour notre histoire, pour A., pour témoigner, mais aussi pour catharsiser cette expérience qui m'a définitivement transformé... C'est l'histoire d'A., une histoire qui peut finir mal...

    (...) Le psy de l'association était resté très flou sur la demande émanant de A. Probablement parce que celle-ci l'était. J'étais depuis trois semaines un membre actif de l'association et il venait de m'appeler pour me proposer un accompagnement à domicile. Il m'a parlé d'une jeune femme, mère de deux enfants vivant chez leur père, séropositive au VIH depuis plusieurs années et qui est venue frapper à la porte de l'asso pour une aide financière. Il l'a trouvé agitée, très amaigrie, agressive par moment. Autrement dit en situation d'interpeller un psy quand à son équilibre mental et il lui a proposé le soutien d'un volontaire.
    - Ok, mais pas une gonzesse. Je n'ai pas envie de boire le thé en écoutant des histoires de bonne femme, lui a-t-elle répondu...
    Il a aussitôt pensé à moi. « Il n'y a pas de hasard », m'a-t-il signifié, en bon praticien du moi, du surmoi et du toi, s'émancipant du nous. D'après lui, nous étions fait pour nous rencontrer, pour évoluer en vrai binôme « personne concernée/volontaire ». Il m'a donné son numéro de téléphone, a pensé très fort « démerdes-toi maintenant » et m'a indiqué que j'intégrais un groupe de soutien les mardis soirs comme tous les autres volontaires.

    J'ai mis du temps à appeler A. Quelques jours. C'est difficile de rentrer dans la vie d'une personne que l'on ne connaît pas en détenant des informations personnelles, intimes sur celle-ci. Et puis, un matin, j'ai pris mon courage et mon téléphone à deux mains et j'ai composé le numéro gagnant.
    - Ah, c'est toi donc qu'ils ont choisi. T'as mis du temps à téléphoner...
    - Euh, j'avais un peu de boulot. On peut se voir samedi, si tu souhaites toujours être accompagnée par l'association ?
    - Samedi, ça me va.
    Nous avons échangé nos adresses et convenu que je viendrais chez elle sur le coup des 14 heures. A l'époque, elle habitait à deux pas du Père Lachaise, à quelques poussières du Jardin des Souvenirs, où nous avions dispersé tant de militants, tant de malades, tant de potes...

    Le samedi prévu, un rien nerveux, je me présentais en bas de son immeuble, le doigt posé sur son interphone, révisant l'entrée en matière que j'avais préparé dans la nuit. Après la sonnerie, une voix de furie explose le haut parleur et résonne dans le hall :
    - Ne montes pas, mes gamins sont là. J'arrive !
    M'étais-je trompé de boutons ? Étions nous un vendredi treize ? Un pote me faisait-il un remake de surprises sur prises ?... En tout cas, ça ne se passait pas comme prévu.
    Quelques secondes après, je vis une tornade blonde avec un blouson à franges et des tiags blanches débouler l'escalier et ouvrir la porte. Elle avait du mal à me regarder dans les yeux.
    - Mes enfants sont là. Ce n'était pas prévu. Tu ne parles de rien. Tu es un pote. En aucun cas tu viens de l'association. Ils ne sont pas au courant pour le sida.
    - Si tu veux, on reporte.
    - Non, c'est trop tard. Et puis comme ça, tu les verras.

    Sa maigreur m'a tout de suite frappée. J'avais la sensation d'être revenu au début des années 80, au pire moment de l'épidémie, quand les malades traînaient leurs corps douloureux et décharnés dans les manifs. Elle semblait en équilibre sur ses santiags mais en même temps une force quasi animale émanait d'elle. Elle était sous speed. Aujourd'hui, avec le recul, j'en suis sûr. Le blouson à frange faisait un peu groupie de Johnny. L'ensemble suintait la galère, la défonce, sur fond de trou des Halles. Je commençais un peu à voir où on allait. Du moins, je le croyais... (...)


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