A. avait le syndrome de la poche percée. Elle était épuisée et comme son corps en portait les stigmates, les peep-shows la renvoyaient chez elle, trop maigre pour attirer le branleur. Comme la plupart du temps elle était payée de la main à la culotte, elle n'avait pas droit aux ASSEDIC. De toute façon, le travail au black l'arrangeait et elle n'avait jamais envisagé d'avoir à pointer un jour. Je lui ai parlé de notre commission d'aide financière. Elle pouvait prendre RDV et argumenter sa demande afin d'obtenir un soutien financier ponctuel. Elle m'a demandé de l'accompagner, n'étant pas toujours très à l'aise dans les démarches administratives. La responsable de la commission était une vraie dame patronnesse, à l'ancienne, quittant son hôtel particulier des quartiers chics pour s'installer une fois par mois dans le local exigu de l'association et tendre une oreille aux misères du monde. Elle avait un nom à particule, témoignage de son appartenance à la noblesse de robe. Elle était anachronique, complètement à côté des réalités du terrain, s'étant engagée dans la lutte contre le sida non pas par militantisme, mais pour soutenir ces pauvres petits enfants malades que le bon dieu avaient oubliés dans son immense mansuétude... Elle n'avait pas imaginé une seule seconde, avoir à rencontrer des femmes africaines sans-papiers, des toxicos et des familles apportant avec elles un mille-feuille de galères avec le VIH comme cerise sur le gâteau. Pourtant, l'association entretenait de bonnes relations avec elle, car elle était généreuse avec sa fortune familiale, possibilité rare de nos jours. Et puis, la bonne action, c'est déductible de l'ISF...
A. lui a raconté ses déboires financiers, sobrement, sans en rajouter. J'étais présent à ses côtés afin d'épauler sa demande.
- Vous travaillez dans quoi, déjà ?
- Je suis dans le spectacle.
- Mais c'est fantastique, vous faites donc du théâtre. Ah, les gens de la balle et leurs continuels soucis d'argent. Avec qui avez-vous joué ?
A. me regarde, un rien désarçonnée. Je hausse les épaules et lui fait signe d'enchaîner :
- Avec personne. Je suis toute seule dans le baltringue. Je fais du strip.
- Heu, c'est-à-dire ?
- Du strip-tease. Je me déshabille devant des hommes qui payent pour me voir.
- Vous dites du strip comment ?
- Elle est sourde la vieille ?! Putain, je vais lui claquer la tronche avec ses questions. Je veux juste un peu de fric, moi. Bon, allez, on se casse.
Je me lève immédiatement, rattrape A. par le bras et l'entraîne à l'extérieur de la pièce tout en m'excusant et demandant un temps mort comme au basket. J'explique à A. que sa situation demande un minimum d'effort et que le monde entier ne fréquente pas forcément les mêmes endroits qu'elle, que certes, cette femme sort un peu d'une machine à voyager dans le temps, mais qu'on doit faire avec. Nous rentrons à nouveau.
- Alors, vous faites donc du strip. Et vous faites ça où ? La « vieille » faisait un effort d'adaptation louable.
- Rue St Denis, à Pigalle, en Belgique... Bon, alors vous me l'accordez cette aide.
Je sentais la colère monter.
- Comme c'est étonnant. C'est donc un métier... Mais vous ne pouvez pas trouver autre chose. De plus... De moins... Comment pourrais-je dire ?
- Bon, tu termines l'entretien là parce que je n'aime pas m'engueuler avec les vieilles putes...
Elle se lève, claque la porte et sort fumer une clope. Je me retrouve seul en face des cordons de la bourse. Je me dis qu'il allait falloir rattraper l'affaire.
- Vous savez, elle ne pense pas vraiment ce qu'elle dit. Elle est en colère surtout contre sa maladie. Je vous présente mes excuses pour elle.
- Quand même. Quel drôle de métier. Vous avez déjà vu une de ses... représentations.
- Je ne fréquente pas vraiment les peep-shows. Par contre ses difficultés financières sont bien réelles, car en ce moment, comme elle est très amaigrie, elle ne peut pas travailler.
- Pourtant elle a l'air pleine de vivacité.
- Oui, mais elle vient de vous le dire, dans son métier, elle doit montrer son corps.
Après un long silence et un travail intense du cerveau, la dame patronnesse a fini par comprendre la relation entre maigreur et difficultés de bosser... J'avais l'impression d'avoir construit en quelques secondes l'équivalent du viaduc de Millau entre deux générations, deux existences, deux destins que tout opposaient.
A. a obtenu un accord d'une aide financière. Ce jour-là, je me suis dit que ça serait pas mal de pouvoir l'accompagner dans ses démarches administratives, surtout au moment où il allait falloir cocher la case « activités professionnelles ».
Ah, c'est vrai qu'elle n'a pas l'air (ni l'envie) de rentrer dans des cases...