• Dans le Marais, la prévention, parfois, se noie

    (Causette#35)

    En avril, ne te découvre pas d’un fil. » Comme chaque printemps, les hirondelles, les vieux dictons et le Sidaction reviennent à tire-d’aile. Les rubans rouges, telles des Légions d’honneur souillées de sang et de sperme remises aux survivants de la pire des guerres mondiales, sont exhumés des tiroirs. Comme une vieille ritournelle, on recause du sida dans le poste et dans nos animations. Les jeunes, eux, jouent les affranchis, et même une lecture incarnée des mémoires des anciens combattants (1) a du mal à les faire sortir de leur toxicomanie smartphonique.

    Je traverse Versailles, son château, ses villas cossues, ses jupes plissées-queue-decheval à la sortie du lycée, et en passant devant la vitrine de la librairie principale je suis ébloui par la lumière divine tant la sélection d’ouvrages transpire le message urbi et orbi. Alors, en classe, actualité – Sidaction et débat sur « le mariage pour tous » – oblige, on a disserté sur l’homosexualité. Surtout masculine, car, c’est bien connu, chez les ados, une vraie lesbienne, ce n’est pas envisageable. Franchement, que ce soit à Versailles ou à Saint-Denis, se revendiquer « pédé » dans un lycée, c’est aussi risqué que de faire ses emplettes en niqab sur les stands de la Fête bleu-blanc-rouge. Un vrai truc de ouf !

    Après un long débat autour de l’anormalité des homosexuels, un jeune homme a préféré me rattraper sur le parking pour me rapporter sa liaison avec un type bien plus âgé que lui, rencontré sur la Toile, dans la plus grande des clandestinités. Il ne le voyait que sur Paris, dans les bars du Marais, comme beaucoup de ces jeunes banlieusards, ces invisibles qui veulent cacher leur orientation sexuelle à leurs proches. Comme on avait parlé du sida, il s’est fait une vraie frayeur pendant l’animation, puisqu’il avait accepté des relations sexuelles non protégées. Au plus fort des nuits parisiennes, il s’était ecstasyé des belles envolées de son amant avant de passer à l’acte. Puis, après quelques soirées bien arrosées et autant de matins givrés au goût de culpabilité, silence radio. Il s’était fait larguer.

    Son témoignage a fait écho à ceux d’autres jeunes homosexuels qui, eux aussi, avaient connu la triste alchimie de l’histoire de coeur qui se mue en plan cul, sur fond de rencontres géolocalisées, pour le plus grand plaisir de leurs partenaires, qui avaient parfois l’âge de leurs pères. Souvent, dans tous ces scénarii, la capote était déniée, occultée, voire rejetée.
    J’ai repensé aux résultats de l’enquête Prevagay de 2010, laissant entrevoir une prévalence de l’infection par le VIH de 17 % chez les hommes fréquentant les lieux festifs gays parisiens et l’augmentation des comportements à risques, et je l’ai regardé comme un mec en sursis pour la trithérapie…

    Je ne lui ai pas balancé ces chiffres, histoire de ne pas lui plomber définitivement sa fin de journée, mais il a vite traduit ma moue : « C’est chaud, non ? »
    Chaud ? Le sida, il en avait entendu parler, oui ou merde ?! Il a balbutié que oui, il savait, mais il avait fait confiance. De toute façon, ils n’avaient même pas abordé le sujet. Et puis, pour une fois qu’il pouvait enfin baisser sa garde et profiter, il ne voulait pas tout gâcher avec des histoires de maladies d’un autre temps. Avec sa petite gueule d’ange pris les doigts dans le foutre, il venait d’envoyer au diable vauvert trente ans de prévention. Certes, une fois en rut, un homme averti n’en vaut pas plus qu’un autre, surtout quand la raison est assommée par la MDMA ou la vodka, que de candide on est en passe de virer initié et que le surmoi est hypnotisé par le discours rassurant d’un vieux gland ridé prêt à tout pour prendre son pied…

    Je lui ai exprimé ma colère. Dans cette course au jeunisme, qui pousse certains quinquas bodybuildés à s’abreuver du sperme régénérant de jeunes éphèbes, comme un vampire s’adonnant à l’ivresse du sang, les plus âgés en oublient l’essence même de leur rôle : le partage de leurs expériences avec les plus jeunes, les accompagner et surtout les protéger. Tiens, tous ces mecs qui ont oublié les années de plomb, je leur ferai bien le coup du patchwork des noms. Simplement pour leur rafraîchir la mémoire, les obliger à (ré)écouter la liste interminable des disparus.

    Revenu de ma crise militante, je l’ai invité au dépistage. Au passage, je me suis dit que, dans sa grande fragilité, il n’était pas un bon client pour les autotests rapides qui donnent le résultat d’une éventuelle infection au VIH comme un test de grossesse. Je l’imaginais mal, seul dans sa salle de bains, le nez collé à sa séropositivité sans personne à qui parler. Il m’a dit qu’il y irait. Comme un mec qui va aux champignons. Sans plus d’états d’âme que ça. Il avait retenu de l’animation l’existence d’un traitement postexposition, mais sa dernière relation datait de plusieurs semaines. Peut-être que son partenaire n’était pas contaminé ? Peut-être n’était-il même pas au fait de son statut sérologique ? Peut-être que l’éventuelle thérapie de son vieil amant avait joué son rôle préventif ? Ou peut-être pas ? Que lui dire, sinon qu’il devait s’accepter, s’aimer, se protéger ? En repassant devant la librairie, j’ai pensé qu’il ferait bien, aussi, de déménager.


    (1) Mémoires du sida : récit des personnes atteintes (France, 1981-2012), de Philippe Artières et Janine Pierret. Éd. Bayard, 2012.


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