• Compète scolaire : La bataille du rail

     
    © pill person
     
    La prise de drogue à l’adolescence reste souvent apparentée à une automédication pour anesthésier un mal-être chronique ou au refus de se socialiser en pleine conscience. Mais si les parents s’interrogent sur l’impact d’une actualité anxiogène sur la santé mentale de leur progéniture ou simplement les mauvaises fréquentations de cette dernière, beaucoup font l’impasse sur une conso permettant de résister à la pression d’un système éducatif reposant sur la compétition. Évoquer la présence de quelques milligrammes de Xanax dans les trousses reste tabou. Et pourtant, les jeunes ne crachent pas sur la weed ou sur la poudre de perlimpinpin pour booster leur mémoire, doper leur concentration pendant les périodes d’examen ou pour résister à la double pression parents-­Pronote (1). On est parfois loin des nuits festives où la sérotonine libérée rend plus belle la vie, mais plutôt dans une consommation ancrée dans le quotidien, futur terrain d’une éventuelle toxicomanie. Face à l’injonction de réussite, les fumées deviennent logiquement de moins en moins clandestines devant les bahuts et la lean (2) est franchie depuis un bail.
     
    Récemment, ma structure m’a dépêché dans une pépinière d’artistes en herbe, où jeunes musicien·nes, danseurs et danseuses faisaient leurs gammes. La mission consistait à profiter de leur pause-déjeuner pour les informer sur les produits psycho­actifs et identifier d’éventuelles « conso » à risques. Le beau temps étant au rendez-vous, les jeunes étaient nombreux et nombreuses à sandwicher à l’extérieur. Avec mes ­collègues, nous avons butiné de groupe en groupe, proposant des mises en situation ludiques ou des temps d’échanges informels. Là où on s’attendait à partager une solidarité symphonique, la réalité fut tout autre : les artistes ne se mélangent pas, chacun jouant sa partition par corporation. D’ailleurs, d’entrée de jeu, une bande de violonistes nous a balancé que les cuivres passaient pour les beaufs de service, juste bons à cracher dans leurs instruments devant le stand Pernod Ricard des ferias du Sud. Entre cordes et vents, ça envoyait du bois. Des ferias aux gueulards, il n’y a qu’un pas que nous avons logiquement franchi en parlant des extinctions de voix, hantise des chanteurs et chanteuses. Mais la parade était bien assimilée, sous la forme d’un bon shoot de cortisone juste avant un concert afin de réduire une éventuelle inflammation des cordes vocales. Le shoot, geste ultime de la déchéance pour le commun des mortels, s’offrait une jouvence salvatrice dans le monde du spectacle. Nous n’étions plus « enquête d’action » au cœur des quartiers populaires, mais en présence de jeunes, majoritairement blancs et blanches, issu·es de classes aisées, se dopant non pas pour tenir le mur, mais pour maîtriser celui du son. Curieusement, la came pour créer est plus respectable que celle utilisée pour oublier.
     
    La compétition prenant une place prépondérante dans leur existence, l’un des jeunes a évoqué un univers atypique, où chacun·e se transformait en bête de concours, enchaînant les prestations jugées par des instances impitoyables. « Les vaches en compète au Salon de l’agriculture sont parfois mieux traitées que nous », osera-t-il, dans un sourire désabusé. Il m’expliquera aussi que beaucoup ayant des parents musiciens, les arbres généalogiques ­pouvaient peser alors de tout leurs poids sur des carrières fantasmées.
    Les musicien·nes nous ont donné leur tuyau antistress. Ils et elles gobaient du bêtabloquant pour réduire la fréquence cardiaque et diminuer l’excitabilité pendant les auditions. Ces jeunes baladaient donc dans leurs poches une dope légale, remboursée par la Sécu et banalisée dans les pharmacies familiales. L’un d’eux, promoteur de réduction des risques sans avoir l’air d’y toucher, a tout de même reconnu que ce serait plus safe de faire appel à la sophrologie ou au yoga plutôt qu’aux médicaments pour gérer le stress ! Mais la sophro réclame du temps pour obtenir un résultat alors que s’envoyer un cacheton dans la tête, c’est immédiat. Un médecin complaisant leur prescrivait les médocs, en signalant qu’il en utilisait lui-même avant ses conférences pour améliorer sa concentration ! « Je n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences » : certains carabins dealers aux neurones bêtabloqués ont la mémoire déficiente du côté du serment d’Hippocrate. Quand la défonce est parrainée par un médecin, les jeunes minimisent forcément la prise de produits et les risques encourus. Avec ces témoignages, l’orchestre philharmonique prenait des allures de peloton du Tour de France aux urines bien chargées, à l’insu de son plein gré. On comprend mieux comment Lance Armstrong a pu nous pipeauter pendant des années sur les pentes du Tourmalet.
     
    Discutant en s’étirant ou assis par terre en tailleur avec une facilité de yogis, les danseurs et danseuses étaient reconnaissables de loin. En leur compagnie, on a continué notre balade au pays des produits. Un danseur ou une danseuse devant être explosif ou explosive dans sa pratique, c’est de prise de cocaïne avant les spectacles qu’on a causé. La CC, comme on dit dans les milieux informés, procure un bon coup d’adrénaline pour effectuer des sauts difficiles, sert de coupe-faim ou injecte une bonne dose de courage pour affronter une audition déterminante.
    Un jeune danseur, plus prolixe que les autres, a tenu à bien différencier classique et contemporain : « Sur le contemporain, on est pris sur notre individualité, sur la différence de nos corps et expressions. En classique, tu dois rentrer dans les critères du ballet. Il y a beaucoup de problèmes d’anorexie, de tabac pour ne pas prendre de poids. » Comme j’insistais un peu sur le sujet, il me désigna du menton un groupe de filles un peu plus loin et ajouta : « Ne leur parlez pas de ça, certaines sont concernées et ça peut leur faire mal que ce soit évoqué. » Le mec, plutôt bienveillant, protégeait aussi l’omerta qui plane sur ces jeunes corps violentés pour vivre une passion dévorante où il est mal vu de dévorer. Tout en évoquant le craving (envie irrépressible) puissant de la cocaïne, les risques d’overdose et l’instabilité psychiatrique qui peut rapidement s’installer, je leur ai filé un petit carnet de feuilles pouvant servir de paille, une fois roulées. Tous et toutes ne l’ont pas pris, mais on sentait que ça pédalait pas mal au niveau du cerveau et les visages se sont faits plus soucieux. Sida, hépatite C, infections bactériennes… la paille à usage unique peut éviter bien des soucis, d’autant plus que bon nombre d’entre eux et d’entre elles remettaient le couvert dans le cadre festif. La spirale de la défonce dans le travail et la fête ne laissant que peu de place à des plages de récupération, leur corps risquait fort de les lâcher. En masquant cette fatigue, un risque de blessure grave planait sur leur avenir professionnel, mais aussi l’installation d’une fatigue psychique, source de dépression. Mais que pesaient mes recommandations dans un monde d’ultra-compétition ? Et puis j’ai eu une hallu en cherchant une citation sur les drogues et en lisant le grand, l’unique, Jean-Claude Van Damme : « La drogue, c’est comme quand tu close your eyes et que tu traverses la rue. » Et vu qu’il suffit de traverser la rue pour retrouver du boulot, l’avenir s’est un peu éclairci.
     
    DR KPOTE
     
    1. Pronote est un logiciel de gestion de vie scolaire à partir duquel les notes, absences et retards sont accessibles aux élèves et à leurs parents.
    2. Lean ou purple drank, mélange de sirop codéiné et de boisson gazeuse.

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  • Pleurez, vous êtes filmées !

    © anti-matière/c. guéraRD
     
    Le type qui a eu l’idée d’intégrer un appareil photo aux smartphones mériterait une belle fessée postée dans l’onglet « amateur » sur PornHub, histoire de bien lui mettre le nez dans la cam. En fouillant sur le Net, j’ai pu découvrir que notre immense bienfaiteur se nommait Philippe Kahn, un ancien prof de maths grenoblois. Mais ne cocoriquez pas trop vite, le type s’est expatrié à San Francisco pour gagner un pognon de dingue. En effet, depuis 2003, il est PDG de Fullpower Technologies, fournissant des solutions combinant biologie, nanotechnologies et une certaine MotionX, ultra présente dans tous les appareils connectés… Le genre de mec qui, s’il avait été pote avec Dorcel, aurait breveté le plug anal connecté aux satellites pour grimper plus vite au 7e ciel. Parce que c’est bien de cul qu’il faut causer : à défaut de nous avoir simplifié la vie en combinant deux outils, le Philou nous a bien mis dans la mouscaille ! En effet, aujourd’hui, à cause de son idée de petit génie voyeur, on passe notre temps à surveiller nos devants et surtout nos derrières, shootés en long, en large et en travers (de porc), avec, comme nouveauté bien relou, la mode de l’upskirt : le fait de filmer sous la jupe d’une femme à son insu. Forcément, dans l’exercice, le smartphone greffé à la main, les jeunes ne sont pas manchots.
    Dernièrement, un lycéen de Créteil (Val-de-Marne) a fait le buzz en braquant sur sa prof un faux gun pour qu’elle le note présent. Le jeune Escobar en survêt s’est mis en scène devant la caméra de ses potes, sans imaginer que sa prestation ferait le tour des réseaux sociaux. La « blague » a fait marrer ses pairs, mais pas Blanquer ni Castaner. Élevé·es aux séries et aux stories, certain·es jeunes, en mélangeant fiction et réalité, ont du mal à intégrer la portée de leurs actes. Mais si les adultes « c’était-mieux-avantistes » s’insurgent, force est de constater que le hold-up de l’intimité face caméra n’est pas une ­nouveauté. À ce sujet, les médias ont récemment mis en lumière le terrible destin de Maria Schneider, actrice malgré elle d’un viol imaginé par Bertolucci dans Le Dernier Tango à Paris, qui n’avait pas daigné l’informer de la scène pour plus de véracité. Contrairement aux jeunes de Créteil, le réalisateur italien n’a pas fini au placard, mais aux Oscars.
    Aujourd’hui, on remplit la mémoire vive de notre actualité d’images volées et commentées, perdant à chaque nouvelle vue, un peu de notre humanité. Pas étonnant alors que certains jeunes partagent pêle-mêle et sans discernement des photos d’exécutions, des nudes de leur copine, les derniers skins * de Fortnite ou des bastons de quartier.
    Dans le genre, je me souviens d’un jeune qui avait tenu à nous exposer ses talents de réalisateur, spécialiste de la musique de chambre : « Avec mes potes, on est des musiciens. On se passe les meufs… » Comme je lui signifiais mon étonnement quant à l’emploi d’une métaphore musicale pour minimiser ce qui avait tout d’un viol ­collectif, il s’est fendu d’une explication : « On se passe les meufs et on joue ensemble, comme un orchestre. On dit ça dans notre bande. Mais attention, c’est la meuf qui veut. On ne viole pas, nous. » Et puisqu’il était dans l’instrumentalisation de la relation, le type nous a raconté, sans gêne, qu’il filmait la fille pendant l’acte à son insu, partageait le live, invitant ses potes à venir mater ou à participer.
    Bien au-delà du consentement, c’était la fille dans sa globalité qui était niée. Pourtant, pour beaucoup d’élèves, il n’y avait pas à tergiverser : une fille qui vient pour baiser ne saurait se retirer. Fallait anticiper ! Étonnement, que des mecs puissent s’inviter dans un moment d’intimité ne semblait gêner qu’une minorité. Peu se souciaient de la nudité de la fille, exposée sans son accord aux regards du groupe. On faisait fi des pièges de la séduction, d’une possible emprise de l’un sur l’autre, de la complexité des émotions qui nous traversent et de la difficulté à les exprimer. L’éventualité d’une relation multiple avait-elle été évoquée ? Comment définir la moralité de celui qui a séduit et filmé ? Se taire, est-ce donner son accord ? J’ai balancé mes questions à la volée et, du coup, la classe a mis du temps à tout absorber. J’ai repris à l’adresse du caméraman : « Ce genre de situation m’évoque un viol collectif. Sauf si la fille vous a clairement exprimé son souhait de faire l’amour à plusieurs avant de subir la pression du groupe. »
    Comme ils·elles se taisaient, je les ai interrogé·es sur le droit à l’image. Bien qu’ils·elles aient tous et toutes entendu parler de cyberviolence, le cadre juridique et les risques encourus restaient à éclaircir. Sur le site Stop-cybersexisme.com, du Centre Hubertine Auclert, nous avons lu ensemble que « c’était à celui·celle qui avait diffusé un contenu de prouver que le consentement avait bien été donné (inversement de la charge de la preuve) ». Des peines lourdes allant jusqu’à 60 000 euros d’amende et deux ans de prison pouvaient être prononcées aux contrevenant·es. À la lecture des risques, le jeune, un peu affolé, a commencé par se rétracter arguant qu’il s’était vanté sans être concerné. La classe n’étant pas un prétoire, j’ai acquiescé sans vraiment y croire.
    Une fille au premier rang ne voulait pas qu’on en reste là :
    « Et la meuf filmée, tu penses à ce qu’elle ressent ?
    – Mais elle ne le sait pas quand on filme. Elle ne voit pas…
    – Mais tout le lycée le saura… Imagine, c’est ta sœur qui se fait tringler et filmer… Et tous tes potes la voient à oilpé. Si elle tournait sur les réseaux, ça te rendrait ouf ? »
    Comme le manque de réaction de la victime les questionnait, j’ai donné des explications sur les mécanismes de la sidération, cet état de stupeur émotive, dans lequel le sujet, figé, semble incapable de réagir. Pour beaucoup d’ados, toujours prompt·es à réagir dans l’immédiateté, l’absence de réaction, déstabilisante, est souvent traduite comme une forme d’acceptation. J’en ai profité au passage pour incriminer cette sale manie de tout filmer et ils·elles m’ont assuré en être conscient·es, mais que c’était devenu un réflexe. Le tropisme de cette génération pour la matière focale avait fait d’eux·elles de véritables toxicomanes totalement inféodé·es aux opérateurs-dealeurs.
    « Mon copain me filme et balance mon cul sur Snap, je le castre !, a ajouté une autre fille.
    – Mais c’est les plans cul que tu filmes. Pas ta copine, a tenté le mec incriminé.
    – Mais un plan cul, c’est quand même un être humain ! Avec toi, on dirait que la fille ne vaut pas mieux qu’un Kleenex. Et encore, si je me mouche dedans et que je te le passe, tu n’en voudras pas. Alors que là, les mecs, ils font la queue. Un plan cul, ça se respecte aussi », lui réplique-t-elle.
    Sa démonstration sentait le vécu, mais ce n’était ni le lieu ni le moment pour investiguer. À la sonnerie, ils·elles se sont tous et toutes levé·es d’un bloc et ont filé en se gondolant, sans même attendre le générique de fin. Pour eux, l’échange, comme un vieux film en noir et blanc, appartenait déjà au passé. Comme c’était ma dernière séance, le rideau, sur l’écran, est tombé et j’ai filé chez l’infirmière pour la lui résumer.
    DR KPOTE
    * Personnages et équipements que les joueurs de jeux vidéo achètent ou débloquent dans un jeu.

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