• « Allo ? Je voudrai votre adresse pour vous envoyer un don pour les enfants malades du sida. Hier, j’ai regardé le Sidaction et tous ces pédés et ces sans-papiers, ils peuvent crever ! » C’était en juin 96, le lendemain du Sidaction,et à l’époque je répondais au standard de Sol En Si (Solidarité Enfants Sida). Christophe Martet, le président d’Act-Up, très remonté, avait interpellé, sur le plateau, le ministre de la santé de l’époque, Mr Douste Blazy, sur la problématique de la prise en charge des malades étrangers. Les téléspectateurs s’étaient offusqués de son fameux «pays de merde» lâché à une heure de grande écoute familiale, dans une émission consensuelle à souhait et formatée pour faire pleurer les crocodiles.Mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que nous avions passé la nuit à l’aéroport pour empêcher l’expulsion vers la République Démocratique du Congo d’une mère séropo, séparée de son enfant, placé à l’ASE. L’Etat français s’apprêtait à virer à l’autre bout du monde une femme malade avec pour seul bagage son sac plastique avec les courses du jour. Les militants d’Act-Up avaient répondu présents à notre appel en urgence pour faire obstacle à l’innommable, l’abject. Malheureusement,nous n’avions pu filmer le gamin en pleurs et sous perf, appelant en vain sa mère. Nous n’avions pu orchestrer le buzz planétaire, les réseaux sociaux étant une vague utopie à l’époque du net 56kb/s. Je suis certain qu’ils auraient été nombreux a lâcher une larme devant leurs écrans, tant ce gosse était touchant,amaigri par la maladie. Sa mère, elle, africaine, séropo et sans-papiers, tout le monde s’en foutait. À la suite de cette soirée, beaucoup ont souhaité châtier ces pédés et ces étrangers. Alors, ce «pays de merde» craché à la face de la nation tombait à pic pour justifier l’homophobie et le racisme. Ces altruistes sélectifs nous ont alors appelé en masse pour refiler leurs fonds de tirelire aux pauvres petits enfants victimes des coucheries sans capotes de leurs insouciants de parents.

    L’émotion suscitée par la photo largement publiée de Aylan, un enfant syrien échoué sur les côtes Turques m’a rappelé ce qui nous avait fait cruellement défaut à l’époque : une image de gosse fauché par la mort. On s’émeut toujours sur la triste condition des enfants, rarement sur celle des parents. Alain Danand, le regretté président et fondateur de Sol En Si, gay et séropo, l’avait vite compris en axant la communication de l’association uniquement sur les mineurs. Il avait compris qu’exposer la maladie des parents n’allait pas nous permettre de perdurer. Et pourtant,les enfants de Sol En Si n’étaient pas orphelins même si bon nombre d’entre eux le sont devenus. Si, ce lendemain de Sidaction, au téléphone, j’avais répondu que nous accompagnions aussi des familles africaines, haïtiennes, maghrébines,souvent sans-papiers, parfois dans la prostitution ou la toxicomanie, beaucoup auraient raccroché et nous aurions fermé.

    Notre plus belle vitrine,c’était la halte-garderie, fréquentée par des gamins concernés par le VIH. Les télés rivalisaient de gratifications envers notre travail pour obtenir le droit de filmer les enfants malades. Maigreur et pleurs, la maladie devait sauter aux yeux. Les journalistes rêvaient alors de réaliser les anges de la maladie-réalité. En interne, on appelait ça «Sida Hut» quand ils nous passaient commande : « nous cherchons un enfant de 3-5 ans présentant tous les symptômes du sida pour le JT de 13H. Vous en avez ? ». Devant notre refus pour des raisons évidentes de protection et de confidentialité, ils pestaient. Au Téléthon, eux au moins, ils exhibaient leurs gosses. Il fallait savoir ce qu’on voulait, quelques secondes de prime avec la salive qui coule à une commissure de lèvres sur fond de comptine et c’était le jackpot assuré. Peut-être,mais afficher un enfant porteur du sida signifiant que ces parents lui avaient transmis le virus, c’était l’assurance de voir toute une famille stigmatisée et ostracisée. Les gens n’ont jamais eu les mêmes réactions face à un myopathe ou un sidéen. D’un côté, on sentait la compassion. De l’autre, on subissait l’exclusion.

    L’enfant, pour beaucoup demeure le fondement de l’attendrissement humanitaire. Le mettre en scène, c’est s’assurer de provoquer une vive émotion, donc de récolter des fonds. Combien faut-il de morts adultes pour réveiller le peu d’humanité qu’il nous reste, là où l’image d’un seul enfant tué dans son « innocence »fait se lever le monde entier ? Et surtout, à partir de quel âge, nous ne valons plus rien aux yeux des généreux donateurs ?

     

    Sur ce, je file à la fête de l’huma…


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  • Il fut un temps où les « choses de la vie », enseignées en cours de bio, étaient le point d’orgue de l’année. On dépoussiérait alors les planches des appareils génitaux, dépossédés de toute fonction sexuelle et si abondamment légendés que, de loin, ils ressemblaient à des poupées vaudou. Dans une ambiance de bloc opératoire, nous gloussions en blouses blanches face à une prof dont nous rêvions d’embrasser l’anatomie sur une paillasse de chimie. Le fantasme était inversement proportionnel à la technicité du discours : la verge et la vulve se regardaient en chiens de faïence sur le tableau sans jamais se frôler, voire s’emboîter. On rêvassait devant une démonstration qui manquait de vécu et de cul, attendant de se tripoter le soir venu. Franchement, on s’en branlait de la prostate et des trompes, des ovaires et de l’urètre.
    Quelques décennies plus tard, je suis devenu, hasard de la vie et à cause d’une sale pandémie, animateur de prévention « sexualité » en lycée. Le sida, vautour viral, becquetait nos amours, et nous passions le plus clair de notre temps au crématorium du Père-Lachaise à pleurer des destins brûlés. Dans l’urgence, nous privilégions dans nos animations les modes de transmission, causant sodomie et fellation à des gamins qui ne s’étaient pas encore roulé des pelles. On insistait sur la porosité des muqueuses aux virus, les fluides sexuels comme vecteurs de transmission et les tests de dépistage. Bien planqués derrière le jargon scientifique, on évitait soigneusement de parler de sentiments, privilégiant le savoir au ressenti. Nous avons distribué des tonnes de capotes qui, pour la plupart, ont probablement dépassé leurs dates de péremption au fond des sacs Eastpak. À force de mettre des fantômes sous les draps, l’amour se faisait la peur au bas-ventre.
    Puis, dans les années 1990, les trithérapies nous ont permis de sortir la tête de l’eau et des séropos. On s’est souvenu qu’il existait d’autres risques que les IST (maladies sexuellement transmissibles), comme la grossesse non désirée. Alors, on s’est remis à parler de contraception, de centre de planification, d’accès à l’IVG. Il a fallu que je rembobine ma vie, que je retourne in utero, vivre le féminin de l’intérieur. Le Chœur des femmes, de Martin Winckler, m’a été d’un grand secours. J’y ai découvert au fil des consultations gynécologiques, décrites avec respect et sensibilité, la complexité des émotions, le vécu des règles, les questionnements sur le désir d’enfant, la libido et le plaisir féminin, la peur d’être enceinte et l’impact de cette posture lointaine et peu concernée qu’adoptent beaucoup d’hommes. Je me suis essayé à l’empathie, moi, dont le corps de mâle ne connaîtrait jamais la douleur des contractions, n’éprouverait jamais la sensation d’une vie qui débute. J’ai compris que pour bien parler de contraception, il ne suffit pas d’énumérer des techniques, sur un ton froid comme un spéculum. Pilules, stérilet, implant : à quoi bon les citer par cœur si on n’est pas foutu de connaître a minima les processus de son corps ! J’ai appris à prendre en compte les inquiétudes des jeunes filles face à des choix dont les garçons se dédouanent trop vite, leur solitude face aux regards appuyés et lubriques scannant un corps qui les déborde, leur douleur face aux cycles de la vie. Je suis entré en féminisme non pour faire genre, mais par obligation, puis par conviction. En offrant plus d’écoute, et surtout un vrai espace de parole aux filles, j’ai entendu leurs difficultés à porter au quotidien ce corps ultra sexualisé dans les pubs, la télé-réalité et les clips, à subir le sexisme et les insultes à répétition. J’ai définitivement arrêté de limiter la sexualité à la prise de risques et j’ai intitulé mes animations « la relation à l’autre ».
    Du coup, j’ai ouvert la boîte à paroles. Travailler sur le regard qu’on porte sur son partenaire a logiquement amené les ados à réfléchir sur les limites qu’ils s’imposent ou que la société leur inflige, les désirs qui les submergent. Aujourd’hui, je passe plus de temps sur le consentement et la vulnérabilité de celles/ceux qui subissent les décisions de l’autre que sur les risques de grossesse ou le sida. La pornographie en 4G a tellement influencé les fantasmes des ados que je suis questionné sur la fellation, la sexualité en groupes, le fétichisme, le sadomasochisme, les godes, à un âge où on ose à peine déclarer sa flamme. Aujourd’hui, je fais fi des directives officielles pondues par des soi-disant spécialistes de l’adolescence, qui nous demandent de vendre de la laïcité ou du Pass contraception comme on fourgue des packs de textos gratuits.
    L’avenir de la prévention, c’est l’éducation à la santé assurée par les pairs. Formons les jeunes à prescrire les bonnes attitudes à d’autres jeunes, à faire preuve de bienveillance les uns vis-à-vis des autres, à s’échanger les bonnes informations et les lieux ressources. Faisons d’eux des acteurs de leurs vies affectives et sexuelles. Nous avons reçu des leçons de choses, partageons des leçons de vie.


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