• La semaine dernière, je suis intervenu dans une classe de primo arrivants. Les primo arrivants, d’un point de vue social et humain, ce sont tous ceux qui viennent d’immigrer et qu’on accompagne dans leur installation. D’un point de vue hortefeusement racial, ce sont ceux qu’il faut vite virer pour éviter qu’ils se multiplient.

    Ils sont tout neufs, les primo arrivants, dans l’esprit comme dans l’envie. Ils ont encore l’œil qui pétille de cette joie d’être là, au cœur du 93, en Ile-de-France, la première région économique de ce grand pays qu’est la France. Ils ont le sentiment d’avoir enfin débarqué en Babylone, dans cet eldorado qui a permis en 98 à des noirs et des Arabes de descendre les Champs en autobus à impériale sans se faire contrôler, une coupe du monde sous le bras. Ils sont enfin dans le pays de Zizou et des droits de l’homme, de la Révolution sans-culottes et du French-kiss sans calottes, des coqs fiers, libres et ergots dans le social-poulailler. Ils vont désormais vivre dans une région qui brille de milles lumières et qui va enfin leur permettre de sortir de l’ombre, de la misère, des guerres…

    Ils sont pleins d’enthousiasme, ouverts au débat, épris de cette nouvelle liberté qu’on leur a fait miroiter dans une série B, sûrs d’un avenir plus rose que chagrin. Ils ont soif d’apprendre, de savoir, d’écouter.

    Ils n’ont pas encore goûté aux contrôles à répétition de la BAC, aux "bâtards" de leurs pairs, aux "fils de putes" de sa mère, à la pression du quartier, au chômage, aux discriminations, à la panne d’ascenseur social, à l’enfer des caves, à la dope, à l’hypocrisie d’une démocratie qui n’en a plus que le nom, à la violence quotidienne, à l’incivilité, au merdier, quoi… Neufs qu’ils sont, remplis de rêve, polis et tout et tout.

    Ils sont ouverts à la nouveauté, mais parler de sexualité à visages découvert, dans le cadre scolaire, ça les gêne un peu. On est très loin des « si je lui défonce la chatte » ou « s’il me la met dans le trou » qui introduisent ou ponctuent généralement les animations auprès de ceux qui sont parfaitement intégrés au 9-3. Les yeux se baissent et les réflexions sont toutes en poésie, comme celle de cette jeune Roumaine : «tous les êtres humains sont différents. C’est comme deux cerises sur un arbre. On croit qu’elles se ressemblent mais à bien y regarder, elles sont uniques.» J’en pleurerai.

    Alors j’annonce la couleur : le sujet va nous amener à partager un peu d’intimité, peut heurter, s’inscrire en opposition avec  tout ce qu’on leur a dit dans leurs familles, ou ne pas dit d’ailleurs… Je vais essayer de respecter leurs sensibilités, leurs histoires, leurs jardins secrets. Ils vont être dépucelés. Le grand Satan va sortir sa clé USB remplie de foutre visuel en .avi et va l’introduire sur l’ordinateur pour dévoiler toute la vérité. L’éjaculation faciale risque d’être violente avec au programme, orientations sexuelles, pratiques sexuelles, vraie définition de la virginité, infections sexuellement transmissibles dont même le mariage ne protège pas, avortement et tout le toutim.

    Et puis j’embraye doucement, en mesurant la portée de chacune de mes phrases : un dépucelage trop violent et c’est peut-être toute une vie affective qui vire à la Tour de Pise, aux fondations bancales et l’orientation penchée, réclamant d’être étayée, et n’en finissant plus de s’épandre en divan moyennant le prix d’une consultation non remboursée.

    C’est fou comme dans la grande majorité des foyers mondiaux, on parle si peu du corps. De ce corps qui est pourtant tellement exhibé sur papier glacé, écran plasma ou LCD, en deux ou 3D. La nudité est partout mais l’anatomie se tait, les organes ne parlent qu’en chirurgie ou en catimini. Les règles, l’hymen, les testicules, les sécrétions sexuelles, l’anus… Autant de sujets tabous qui laissent la place à tous les fantasmes qui génèrent non pas de l’envie, mais de l’inquiétude. Dépucelés qu’ils ont été mes primo arrivants. Je leur ai balancé la purée et je les ai retrouvés tout essoufflés par tant de révélations, impossibles à confronter avec les vérités ancestrales.

    Quand on a causé du sida, j’ai retrouvé les caractéristiques de chaque continent. Les asiatiques se sont tus et ont continué de pianoter sur leurs traducteurs portables. Les Africains, plus bavards, ont témoigné de leur peur face à l’ampleur de l’épidémie. Les Maghrébins ont dénié, et obscuranté. L’unique représentante des pays de l’Est l’a associé tout de suite au shoot et à l’échange du matériel d’injection. On était dans le cliché, la carte postale du séropo.

    Finalement on dit que le monde bouge, que les individus circulent, que ça globalise à tout va mais les mentalités, elles, sont bien figées.

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  • Dans la peau d'un optimiste, 25 ans avec le SIDA… Chapeau.


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